J'ai suivi, il y a quelques mois, une épreuve de jeunes :
le Premier Pas Dunlop. C'était à Lille, sur un parcours de pavés. Il pleuvait.
Le vent soufflait.
D'une Jeep, aussi décapotée qu'elle pouvait l'être, je n'ai
rien manqué du déroulement de la course en tête.
Démarrages dès le départ, échappées sur échappées, lâchages
sur lâchages et, finalement, une arrivée suffisamment échelonnée (le terme est
consacré et la phrase dit bien ... ce qu'elle veut dire) pour qu'on puisse
affirmer que les droits du sport furent intégralement sauvegardés.
Les pavés avaient créé la sélection mieux que n' importe
quelle côte, n'importe quel col, n'importe quel itinéraire tobogganesque
sinueux ou rectiligne.
Nous n'avions pas été gratifiés du classique peloton de 50 à
75 hommes au sprint, comme trop de classiques du début de saison nous y avaient
habitués.
Les jeunes coureurs utilisaient tous un dérailleur donnant 4
et 5 à 8 et 10 vitesses.
Aucune aide mécanique ne leur était apportée en cas
d'accident dit matériel. La course n'était donc pas suivie par une caravane de
voitures portant des roues, des cadres et des vélos. Et aucune de-celles qui
étaient présentes ne s'incorporait aux cyclistes soit en les gênant, soit en
les ramenant, soit en les entraînant.
Les suiveurs étaient compréhensifs et sages. Ils
n'écrasaient et ne bousculaient personne.
Lorsque, de la voiture directoriale, sortait le drapeau
rouge indiquant qu'en raison d'échappées en cours aucune voiture ne devait
dépasser les coureurs, la consigne était respectée.
Quel baume !
La course individuelle laissait le concurrent se débattre
avec la malchance ou se complaire dans la facilité. Il était maître de sa
destinée et considéré comme seul sur la route.
Crevait-il un pneu ? Cassait-il un accessoire ?
Il réparait ou abandonnait.
La voiture-balai ramassait ceux qui, indubitablement, ne
pouvaient rentrer par leurs propres moyens. (Elle était l'avant-dernière de
tout le lot, humain et mécanique.)
L'ambulance, enfin, demeurait prête, en queue, à transporter
d'éventuels blessés.
Pas d'esprit d'équipe.
Pas d'autre entente en course que celle résultant des
événements sportifs de l'épreuve (dont tout le mystère et l'indécision du
résultat faisaient la grandeur).
Les relais dans les pelotons compacts ou clairsemés, les
énergies assemblées pour ramener sur des évadés ou s'échapper d'étreintes ...
ces trames normales d'une épreuve la couvraient d'une sincérité et d'un
fair-play de bon aloi.
Nous vîmes un Champenois et un Orléanais posséder un
kilomètre d'avance et se faire rejoindre par quatre hommes ... dont un
Champenois et un Orléanais ...
C'était à ne rien croire de ce que voyaient nos yeux tant on
a coutume de considérer qu'un homme de la même marque, du même club ou du même
lieu qu'un échappé n'a plus le droit d'essayer de revenir sur lui et de le
battre si possible.
Le cyclisme sur route en est arrivé là, pour le moins.
C'est pourquoi l'image du Premier Pas Dunlop, annuellement
renouvelée, nous emballe toujours ...
Malheureusement son image est fulgurante et le lendemain on
retombe dans la course d'équipe avec ses travers, dans la course mathématique
qui doit revenir au favori, avec calculs, pronostics, critiques à la clef ...
Le journal L'Équipe, organisateur de Paris-Tours, a
décidé, en mai dernier, de priver, pour l'an prochain, les coureurs du
dérailleur, espérant, par cela même, créer une hiérarchie athlétique où les
non-valeurs perdront toute chance de figurer.
Le remède vaudra d'être essayé, car une épreuve d'amateurs
disputée dans le courant de l’année (non seulement sans dérailleur, mais encore
avec pignon fixe) a donné des résultats très précis, le vainqueur, Gaudot,
étant arrivé détaché. (Il poussait 52 x 16, soit 6m,93, le parcours
étant sans difficulté réellement importante.)
Toutefois, si l'on se rapproche, avec le vélo sans
dérailleur, de l'idéal athlétique en réduisant l'appoint mécanique, on
s'écarte, précisément, de cette règle qui fait du cyclisme un sport mixte. Par
ailleurs, la mise au point d'un vélo simplifié ... est présentement très
compliquée : chaîne, plateau et pignon de 3 millimètres (au lieu de 2mm,38).
Axe de pédalier raccourci. Pattes arrières modifiées. Roue arrière avec double
filetage.
Les coureurs qui utilisent des manivelles de 17 ou 17 1/2
devront revenir aux 16 1 /2 et s'accoutumer, à nouveau, à la vitesse de jambes
(qui disparaît de plus en plus).
Après Paris-Tours, que feront-ils de leur vélo ?
Je note, pour l'histoire, que cette analyse n'apporte pas
tellement de critiques à la formule qui sera essayée. Sur le plan sportif, elle
nous rapproche presque autant de la vérité que le vélo de piste nu et par
lequel les valeurs se fixent. J'ai d'ailleurs eu l’occasion, déjà, d'en parler.
Le cyclisme sur route (qui a écrasé le cyclisme sur piste
pour maintes raisons, dont les principales sont à la charge de la piste
elle-même) arrive, malgré sa très grande vogue, à un tournant.
Plus assez de résultats nets, sans discussion possible.
Encore que nous devions retenir ceux du Championnat de France couru en juin à Montlhéry,
particulièrement concluant sur un circuit routier de 12km,500
parcouru 22 fois avec autant d'ascensions de la rude côte Lapize.
(Malheureusement la foule, les voitures et les motos ont causé des ravages.)
Trop d'égalité entre les coureurs.
Attendons curieusement l'effet produit par l'un des remèdes
proposés : la suppression du dérailleur.
À ce propos, il n'est pas inutile de rappeler que Henri Desgrange,
créateur du Tour de France, fut longtemps opposé à l'usage de cet engin.
Certains ont pensé qu'il ne croyait pas à son efficacité.
Las ! Le « patron » (comme on l'appelait)
voyait plus loin. Il prévoyait (et craignait tout à la fois) qu'il n'apportât
cette égalité, ce nivellement néfaste aux résultats sportifs proprement dits ...
Il n'eût pas fallu mettre le doigt dans l'engrenage et il eût
fallu laisser à la machine de course la simplicité qu'on va essayer de lui
rendre.
Le changement de vitesse est l'engin compensateur du faible.
Il convient au travailleur, au touriste … il permet à un second plan de
rester dans la roue d'un champion. Cette seule comparaison en fait, certes,
toute la valeur.
Mais on peut se demander où l'on s'arrêtera en matière de
perfectionnement apporté à la bicyclette.
Le jour où l'on aura trouvé un système qui permettra aux
poussifs de monter les cols aussi vite qu'un respirateur de qualité ; le
jour où un fatigué des cuisses battra un record dans le Grand Prix des Nations
(dont le déroulement a lieu chaque année en septembre), on aura enlevé tout
intérêt au sport cycliste.
Ce n'est pas demain la veille sans doute, quoique l'exemple
du moteur auxiliaire, portant, un coup sérieux à la bicyclette dite « utilitaire »
ou de tourisme, suffise à nous alerter.
De ce qui précède, il résulte que les pavés (néfastes aux
touristes) sélectionnent inévitablement les coureurs — et que le
dérailleur (engin idéal pour ces mêmes touristes) place trop lesdits coureurs
sur un pied d'égalité.
Vivent les pavés ! À bas le dérailleur ! ...
Une histoire de fous !
René CHESAL.
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