Un terrain, un stade, une salle de sport ne sont pas des
théâtres. Cependant, ici et là, les spectateurs passent d'abord devant des
guichets et paient. S'ils sont mécontents, ils sifflent, ce qui n'est pas grave.
Ils peuvent aussi ne pas revenir, ce qui est sérieux.
Comme toute activité, le sport ne saurait se libérer de
l'argent. Le mécénat ne constitue pas une solution générale. Ni le recours aux
subventions de l'État. Les mécènes ont souvent des caprices, des exigences.
Leur aide est précaire : ils se lassent quand ils ne se ruinent pas.
L'État, quand on puise dans ses caisses, entend exercer un pouvoir de contrôle,
réglementer des choses auxquelles il n'entend rien. On en revient donc toujours
au public, au « cochon de payant ». L'entrepreneur de spectacles
sportifs a donc pour premier objectif de l'attirer et de le satisfaire pour
s'assurer une clientèle assidue. Il importe assez peu que les recettes
aboutissent à la caisse d'un particulier, d'une société anonyme ou qu'elles
soient employées à des fins désintéressées. Dans tous les cas, les budgets
doivent être équilibrés sous peine de faillite.
Pour allécher le public, les entrepreneurs de spectacles
sportifs font, très légitimement, de la publicité. Cette propagande devient
déplaisante quand elle prend la forme de « battage ». Des naïfs se
laissent-ils prendre encore à des artifices grossiers ? Frémissent-ils
quand des managers se lancent des défis homériques, ergotent, proposent des
paris fabuleux alors que, depuis belle lurette, les contrats sont déjà paraphés ?
C'est douteux. L'éducation de la masse est, croyons-nous, assez avancée
aujourd'hui pour qu'un combat Ray Famechon-Kid Tocquard ne fasse pas ses frais,
malgré un « battage » formidable.
Abandonnons ce point accessoire pour poser franchement le
problème : un athlète — le mot étant pris dans son acception la plus
large — doit-il se résoudre à « faire du spectacle » ? Dans
les sports d'équipe, la question ne paraît pas devoir être évoquée. L'équipe
forme un bloc. Il n'empêche que des hommes s'ingénient encore à briller
singulièrement. Ces étoiles ont de la « couleur ». La foule les adore
ou elle les déteste. Elles ont une valeur propre et elles le savent. Leur
transfert à un autre club constitue un désastre, même si elles sont remplacées
par de meilleurs techniciens dont la qualité — et le défaut — est de
se montrer impersonnels.
Venons-en aux sports individuels et, en particulier, à la
boxe et au cyclisme, l'athlétisme, hélas ! ne faisant pas recette.
En principe, la formule qui exprime tout est résumée dans le
souhait classique : que le meilleur gagne ! Le champion doit mettre
tout en œuvre pour triompher et même, s'il en a les moyens, pour écraser ses
adversaires. De comportement, il n'en connaît pas d'autre que celui qui mène au
résultat par les voies les plus sûres. Tant pis si le public juge qu'il n'en a
pas pour son argent ! Le sport commande.
Ainsi — prenons des exemples au hasard pour éclairer le
débat — Dauthuille mettra son adversaire knock-out en trente secondes
avant que les premiers rangs du ring ne soient garnis de leurs inévitables
retardataires. Ainsi Kint-Van Steenbergen, toujours en tête, contrôleront une
course de Six-Jours de la première à la dernière heure. Ainsi Lesueur, en forme
resplendissante, tournera-t-il autour de ses adversaires, convertis en tortues.
Ainsi, plus vraisemblablement encore, les équipes d'une « américaine »
resteront-elles groupées jusqu'au sprint final, toute tentative de fuite étant
impitoyablement annihilée.
Dans chacune de ces hypothèses, le client se sentira frustré.
Est-on donc fondé, sans enfreindre gravement les lois essentielles du sport, de
régler une sorte de scénario pour que le public vibre, applaudisse, hurle ?
Peut-on, sans pénétrer dans le domaine de l'inadmissible « chiqué »,
glisser quelques conseils à l'oreille des « artistes » afin qu'ils
introduisent dans leurs débats une incertitude, une animation factices ?
Répondre de façon péremptoire est délicat. Le match-maker
commet-il un crime s'il va trouver Dauthuille ou son manager, et s'il leur
demande de faire durer le combat quatre ou cinq reprises avant que Kid Tocquard
ne soit étendu dans la résine par un crochet qui ne pardonne pas ? La
solution satisfait tout le monde : les spectateurs qui assistent à une
copieuse exhibition de Dauthuille, Dauthuille qui, en ménageant l'organisateur,
s'assure de nouveaux contrats, et ce bon Kid Tocquard, encensé pour sa
résistance héroïque.
Les choses ne sont pas tout à fait aussi simples qu'elles le
paraissent. Pour ne pas risquer d'exciter les esprits, nous évoquerons une
histoire ancienne, aussi éloignée, pour les jeunes, que le sacre de
Charlemagne. On a affirmé à l'époque, sans que l'accusation ait jamais été
formellement démentie, que le match Carpentier-Siki avait été « arrangé ».
Le Noir devait se coucher à la troisième ou à la quatrième reprise, après une
résistance honorable. Nous étions à Buffalo lors de cet après-midi qui devait
prendre les allures d'un drame. Nous voyons un Carpentier désinvolte virevolter
sur les pointes devant un Siki décontenancé, terrorisé, qu'il aurait abattu
aisément au début de la rencontre. Nous voyons Siki reprendre peu à peu
confiance et poussé, a-t-on prétendu, par un de ses soigneurs, essayer l'un de
ses swings « à la godille » qui, par une chance extraordinaire, a
touché juste la pointe du menton de Carpentier. Et nous avons vu enfin Siki — boxeur
médiocre — écraser un Carpentier magnifique de courage, mais
irrémédiablement « sonné ».
On le constate, faire durer un match n'est pas sans danger,
même pour un champion authentique.
En ce qui concerne le cyclisme sur piste et, en particulier,
les « américaines », nous évoquerons encore le passé, pour ne pas
risquer de faire naître des polémiques.
Naguère, prendre un tour au « Vel'd'Hiv »
constituait un exploit exceptionnel. Les chasses duraient couramment une
demi-heure et elles échouaient le plus souvent. Les Six-Jours se terminaient
avec plusieurs équipes botte à botte, et le sprint final décidait du classement.
Certes, le spectacle était un tantinet monotone.
Aujourd'hui, dans une épreuve de 100 kilomètres, on voit Carrara-Goussot
relégués à trois tours, les reprendre, doubler le lot, rétrograder pour
triompher finalement ... à moins que deux petits gars modestes ne tirent
leur épingle d'un jeu embrouillé à plaisir. Les « titis » des gradins
s'enthousiasment et nous-mêmes nous ne boudons pas notre joie. Très
sincèrement, nous pensons que le résultat proclamé correspond à la vérité
sportive. Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de ressentir un léger
malaise.
Les champions ont fait du spectacle.
Ils sont payés pour ça, répliquera-t-on.
Est-ce certain ?
Nous avons posé le problème. À chacun de choisir la solution
qu'il préfère.
Jean BUZANÇAIS.
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