Accueil  > Années 1950  > N°642 Août 1950  > Page 509 Tous droits réservés

La plongée autonome

Les dangers des grandes profondeurs

Le scaphandre autonome Cousteau-Gagnan (1) permet à l'homme d'équilibrer sa densité avec celle de l'eau, le poids étant au besoin réglé par l'adjonction de plombs à la ceinture. Il permet aussi, par le jeu du détendeur spécial, de respirer l'air distribué, par des bouteilles portées sur le dos, à une pression exactement équilibrée avec celle de l'eau, et cela quelle que soit la profondeur.

La pression de l'air dans les poumons et celle de l'eau sur la poitrine étant donc égales, le plongeur ne subit plus aucun écrasement de la cage thoracique. Et la pression étant, de même, compensée des deux côtés du tympan, il ne ressent aucune gêne aux oreilles. Il devrait donc pouvoir descendre très profondément sans aucun malaise. Mais ...

L'oreille interne ne communique avec les voies respiratoires que par un canal étroit : la trompe d'Eustache ; ce canal est normalement fermé et ne s'ouvre que lorsque nous faisons des mouvements de déglutition. Imaginons que nous plongeons avec un scaphandre. À dix mètres, le tympan subit de l'extérieur, du fait de l'eau, une pression de 1 kilogramme (en plus de la pression atmosphérique, soit 2 kilos au total) ; les poumons sont pleins d'air à la même pression ; mais, si la trompe d'Eustache ne s'est pas ouverte, l'oreille interne demeure à la pression atmosphérique ; alors, évidemment, on ressent une gêne, une douleur autant que si les poumons n'étaient pas en surpression. Pour qu'il n'y ait aucun risque d'éclatement du tympan, pour que l'on ne souffre d'aucun malaise, il faut que la trompe d'Eustache s'ouvre.

Pour cela, le plongeur doit faire des mouvements de déglutition. Mais ce n'est pas toujours facile. S'il est débutant, il est tout occupé à respirer posément dans son embout, aspirer, expirer, et ce n'est pas commode de rompre ce mécanisme pour déglutir : on a l'impression (certes ridicule) qu'on étoufferait si on l’arrêtait une seconde. Mais on prend quand même sur soi d'imposer à sa gorge les mouvements nécessaires. Hélas ! l'air ne passe pas toujours ; on n'entend pas le psch ... caractéristique de la pression qui s'équilibre entre les poumons et l'oreille interne. Pourquoi ? Parce que la trompe d'Eustache est mal constituée, ou parce qu'elle est tuméfiée par une congestion. Comme chantait à peu près Chevalier jadis : « On ne peut rien faire à ça ... ça pass' ou ça ne pass' pas ... » Ainsi, votre serviteur ne peut pas entendre le psch ... Il doit donc se limiter à 6 ou 7 mètres, profondeur où le déséquilibre de la pression sur les tympans devient douloureux.

Mais tous les plongeurs entraînés sont d'accord : sauf les moments où l'on est enrhumé (la trompe d'Eustache est alors tuméfiée), l'équilibre s'établit facilement ; et, une fois que le passage s'est ouvert pour l'air, l'équilibre se maintiendra, aussi profondément que l'on plonge.

Il ne s'agit donc là que d'un obstacle à franchir, et encore la plupart des plongeurs ne le connaissent-ils pas ! Il semble donc que rien ne doit pouvoir interdire de descendre très, très profondément. En pure théorie, du moment que la pression est équilibrée entre l'intérieur du corps et l'extérieur, on ne voit pas ce qui pourrait stopper la plongée vers les abîmes. Mais un autre phénomène intervient malheureusement : la dissolution de l'azote dans le sang.

À la pression atmosphérique, le sang ne dissout de l'air que le seul oxygène ; l'azote est à peu près insoluble. Mais, quand la pression augmente, le taux de dissolution de l'azote s'accroît également. En profondeur, le sang du plongeur contient donc de l'azote. Et après ? direz-vous. Est-ce dangereux ? ... Oui, c'est dangereux, et pour deux raisons.

La première, c'est que l'azote est pour l'organisme un narcotique : il procure un doux engourdissement, une invincible torpeur, bientôt un sommeil totalement inconscient. C'est ainsi que certains dentistes endorment leurs patients avec du protoxyde d'azote, ou « gaz hilarant ». Et, en effet, à partir d'une quarantaine de mètres, jamais avant, souvent bien plus profondément, peut apparaître une impression d'euphorie, bientôt suivie d'une douce ivresse, qui a d'ailleurs un nom : « l'ivresse des profondeurs ». Et après ? direz-vous encore. Est-ce dangereux, une ivresse ? Sur terre, non. À l'air libre, le danger serait nul : le seul risque serait de s'écrouler par terre dans une impression de béatitude. Mais, dans l'eau, il en va tout autrement : perdre conscience, c'est lâcher l'embout du respirateur ; ce n'est pas seulement s'endormir, c'est s'endormir pour ne plus se réveiller. On mourrait noyé, sans s'en apercevoir ...

L'autre danger, c'est à la remontée qu'on l'affronte : l'azote, qui, aux grandes pressions, a été dissous dans le sang, se dégage dès que l'on remonte ; ses bulles encombrent alors plus ou moins brusquement les vaisseaux ; ils peuvent bloquer la circulation et provoquer ce que l'on appelle une embolie gazeuse, d'autant plus sûrement mortelle que, dès la perte de connaissance, on lâcherait le tuyau.

Pour éviter le premier danger, il suffit de remonter dès l'impression d'ivresse ou même, simplement, d'euphorie. Pour obvier au second, il ne faut pas remonter trop vite et même, si possible, ménager des paliers, afin que l'azote se dégage lentement.

Mais la meilleure garantie contre ces dangers, c'est dans l'appareil lui-même qu'il réside : en effet, avec deux bouteilles sur le dos, on ne peut pratiquement pas rester assez longtemps à une profondeur suffisante pour que le risque soit réel. Cela est différent quand certains plongeurs très entraînés s'équipent d'un « tri-bouteille », qui leur permet de demeurer environ trois quarts d'heure sous l'eau.

Les inventeurs n'en ont pas moins calculé une table de sécurité. Elle indique le temps maximum de séjour aux diverses profondeurs, temps en deçà duquel on peut remonter sans précautions spéciales. Ainsi, à 20 mètres, on peut rester 1h.10 ; à 30 mètres, 25 minutes. Si l'on dépasse ces limites, il faut procéder par palier pour revenir à l'air libre.

Mais, si l'on a vidé ses bouteilles, direz-vous, on est bien obligé de remonter en toute hâte. Non, car c'est ici qu'intervient un remarquable dispositif du Cousteau-Gagnan : la réserve d'air. C'est un clapet de précision qui ferme l'air progressivement, quand la pression descend à 20 kilogrammes. Le plongeur, éprouvant alors une difficulté croissante à respirer, sait qu'il ne lui reste plus qu'un dixième de sa charge ; il ouvre le robinet de réserve qui se trouve bien à portée de sa main et sait qu'il doit commencer à remonter. Ainsi lui est-il impossible d'oublier les règles de sécurité.

Quant à tous les autres dangers du scaphandre traditionnel, ils n'existent pas avec le scaphandre autonome : ni l'effet de ventouse du casque en cas de chute ou de rupture du tuyau (squeeze des anglo-saxons), ni l'asphyxie par arrêt de la pompe ou du compresseur, par rupture du tuyau ou bris d'une vitre du casque, ni la remontée en ballon (blowing up), ni les intoxications à l'oxygène dans les appareils à circuit fermé, ni les intoxications par accumulation d'acide, carbonique dans le casque.

L'appareil étant ce qu'il est, les dangers étant ce qu'ils sont, que peut-on tirer, dans la pratique, du scaphandre léger ? C'est ce que nous verrons dans un troisième article.

Pierre DE LATIL.

(1) Voir Le Chasseur Français de juillet 1950.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 509