E tous les lecteurs inscrits à la bibliothèque
municipale de cet arrondissement de la rive gauche qui jouxte la Seine et
descend jusqu'à Montparnasse, le plus assidu était bien Nestor Livareau, de son
métier aide-comptable dans une fabrique de fromages.
C'était un petit homme fluet, portant barbichette et
lunettes de myope, qui, lorsque le ciel était couvert, ne sortait jamais sans
son parapluie. Il était toujours coiffé d'un chapeau melon.
Voilà pour le physique. Au moral, il était célibataire, très
tranquille, très poli, très sérieux, très doux. Il ne buvait pas, ne fumait
pas, ne jouait pas de piano, ne péchait pas, ne chassait pas ; bref, il
n'avait aucun défaut. Il aurait pu faire un excellent mari s'il en avait eu le
temps, mais sa vie, scindée en deux parties, était bien trop remplie, d'une
part, par les opérations et les colonnes de chiffres dont il couvrait ses
livres de commerce ; d'autre part, par les passions qui le dévoraient
depuis déjà un nombre respectable d'années. En effet, ce timide et falot
scribouillard était un collectionneur enragé et un lecteur vorace.
Il avait commencé dès sa plus tendre enfance à
collectionner. D'abord, il avait, comme tout le monde, collectionné des
timbres-poste, puis des cailloux et des coquillages ; après, il avait
commencé une collection de tickets de métro qu'il avait abandonnée au bout de
quinze jours ; ensuite il avait réuni, classé et étiqueté une collection
de lacets de souliers, qu'il avait vendue en fin de compte à un marchand
forain. Il avait essayé une collection d'éponges, vite délaissée, et, depuis
trois ans, il collectionnait des encriers.
Pour satisfaire cette passion, il vivait de rien ou, tout au
moins, de bien peu de choses. Toutes ses économies et une grande partie de son
traitement étaient consacrées à l'achat d'encriers de tous modèles, anciens ou
modernes. Il passait tout son temps libre au marché aux puces, chez les
brocanteurs, dans les bazars et les boutiques de papetiers. Il avait déjà réuni
une quantité incroyable de ces récipients, qu'il alignait sur des planches dans
les trois pièces de son logement et dans un grenier qu'il avait loué tout
exprès. Il les recherchait tous, depuis l'encrier de corne des « escritoires »
du XVe siècle, les encriers en plomb de Baradelle, les encriers à
pompe de la Révolution, jusqu'aux encriers syphoïdes, encriers de poche,
encriers inrenversables, encriers de verre, de porcelaine, de métal, etc. ...
Il avait chez lui de quoi fournir un quarteron de
ministères.
Sa seconde passion, donc, était la lecture. Trop impécunieux
pour acheter des livres en même temps que des encriers, il s'était fait
inscrire à la bibliothèque municipale de son quartier et lisait au lit, très
tard dans la nuit ... et même dans le matin. Il avait entrepris de lire
tout l'œuvre de Victor Hugo et s'enthousiasmait aussi bien pour la prose que
pour les poésies du génial écrivain.
Cette année-là, il avait résolu de consacrer une partie de
ses trois semaines de congés payés à un pèlerinage, suivant sa propre
expression, à l'île de Guernesey, lieu d'exil du grand poète de 1855 et 1870,
et d'où se sont envolées Les Contemplations et la première partie de La
Légende des Siècles.
Il arriva un matin à Saint-Pierre-Port et se fit conduire
aussitôt à Hauteville-House, la demeure du poète.
Là, perdu dans un groupe de touristes précédé d'un guide
placide, il visita le musée, parcourut les salles où avait vécu le géant du
romantisme. Tout l'intéressait. Le moindre détail le ravissait. Sa pensée
faisait un bond de quatre-vingt-dix ans en arrière. À chaque porte, à chaque
détour de couloir, il s'attendait à voir apparaître l'ombre du demi-dieu au
vaste front.
Mais ce qui porta son émotion à son comble, ce fut la table
massive qui porte, enchâssés aux quatre coins, les encriers de Lamartine,
d'Alexandre Dumas, de George Sand et le propre encrier de Victor Hugo.
Il pensa défaillir ... Il resta deux heures en
contemplation (c'est bien l'endroit pour le dire) devant ces encriers et ne
quitta la place que devant la menace, exprimée par le gardien, de le faire sortir
« à coups de bottes dans l'train ».
Il se mit à errer, corps sans âme, dans les rues de
Saint-Pierre-Port, en attendant le bateau qui devait le ramener sur le
continent. Il s'arrêta, sans savoir pourquoi, devant la boutique de l'un de ces
multiples marchands de souvenirs où l'on peut acheter des porte-plume en os
avec des vues microscopiques du pays collées derrière une loupe minuscule, des
paniers brodés à grands points du nom de la ville, des statuettes en terre
cuite sur socle de coquillages, etc. ... Sur le trottoir, une grande
caisse de bois blanc contenait un tas de vaisselles dépareillées ou cassées
avec un écriteau : « Solde. 2 francs ». Nestor y jeta un coup
d'œil vague, mais, subitement, ses yeux jetèrent des éclairs ... Il appela
le marchand :
— Monsieur, combien cet objet ?
Son doigt tendu montrait, dans la caisse, une pièce de
faïence, comme deux tasses à bords épais, soudées, avec une anse qui se
dressait, ronde, au milieu.
— Ça ? fit le marchand, c'est comme le reste.
C'est quarante sous. Nestor hurla :
— Non, monsieur, non ! Je suis un honnête homme et
je vais vous le prouver. Cette pièce, qui est une pièce unique, entendez-vous ? ...
je vous la paie 10.000 francs. Prenez. J'emporte ce souvenir inestimable !
Le marchand haussa les épaules :
— Oh ! vous savez ... moi, Je veux bien ...
Et il empocha les dix billets en souriant et en se touchant
le front de l'index.
Qu'avait donc trouvé Nestor Livareau dans la caisse ?
Tout simplement un encrier ayant appartenu à Victor Hugo ! Il n'y avait
pas de doute. Ces deux récipients, l'un pour l'encre noire, l'autre pour
l'encre rouge ou la poudre à sécher l'encre, portaient incontestablement,
peintes en rouge sur les deux parties de cet énorme encrier, les initiales du
grand homme : V. H.
Il revint sans tarder à Paris en tenant contre son cœur sa
précieuse trouvaille. Un encrier de Victor Hugo ! Quelle richesse pour sa
collection ! Quelle gloire pour lui ! ...
Il en fut malade de joie pendant tout le restant de ses
vacances. Une fois guéri, il fit venir chez lui un expert en poteries afin de
faire authentiquer officiellement la perle de sa collection.
L'expert prit l'encrier dans ses mains, l'inspecta, le
flaira, le lécha et s'écria :
— Mais, mon cher monsieur, quel est l'enfant de crétin
qui vous a dit que c'était là un encrier de Victor Hugo ? C'est du faux
Quimper, fabriqué l'année dernière dans une fabrique de Pantin ... pièce
incomplète ... vulgaire monture d'huilier. V indique la place du vinaigre ;
H indique la place de l'huile …
Nestor Livareau tomba raide sur le plancher, comme une
masse, terrassé par l'apoplexie ...
Roger DARBOIS.
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