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A travers le monde

Une plante parasite monstre

C'était en 1933, à une époque où la paix régnait encore dans l'archipel malais.

Après avoir fait escale à Singapour, le petit vapeur chinois Taï-Ping était venu reconnaître dans la nuit le feu de Poulo Jemur, placé sur un récif dans la partie centrale du détroit de Malacca, et avait ensuite mis le cap à l'ouest.

Les deux gros caractères chinois qui figuraient à l'avant de sa coque au-dessous des mots « Taï-Ping » et dont ils étaient d'ailleurs la traduction permettaient de reconnaître de très loin la nationalité du navire. Dans sa jeunesse, le vapeur avait vu des jours meilleurs, quand il faisait le cabotage sous pavillon hollandais et fréquentait alors aussi ces mêmes parages. Mal entretenu, couvert de rouille jusque dans les superstructures, il fallait maintenant, pour retrouver son origine européenne, aller jusqu'aux plaques de bronze mal astiquées de la salle des machines ou de la passerelle, où figuraient encore les noms des constructeurs et la date du lancement.

Nous étions deux passagers pour Labuan Bilik : un médecin malais, le Dr G. K. Pillaï, et moi. Tous les deux, nous avions embarqué à Kota-Bharu, la petite capitale de l'État de Kelantan. Je m'étais lié avec le docteur dès le départ, car j'éprouvais de sérieuses difficultés d'ordre linguistique pour m'entendre avec la foule multicolore et d'origine variée qui composait l'équipage et les passagers du petit cargo, sur lequel je me trouvais être le seul de ma race. Homme petit et trapu, le Dr Pillaï exerçait son art à Kota-Bharu et semblait y être estimé, même par la clientèle anglaise, pour son adresse professionnelle et son allure joviale et débonnaire. Un riche marchand chinois de ses clients, terrassé par une mauvaise maladie alors qu'ils se trouvait en voyage sur les côtes de Sumatra, l’avait fait appeler par câblogramme, afin de ne pas manquer de soins à son voyage de retour, et lui procurait ainsi une occasion de se détendre qui n'était pas pour lui déplaire.

Je ne fus pas long à apprendre, au cours de nos interminables conversations, qu'à ses moments de loisir le Dr Pillaï semblait consacrer son temps à des recherches de botanique, ce que, sans doute, il faisait en amateur, et qu'il vouait à ce violon d'Ingres une tendresse peu ordinaire. Aussi ne me cachait-il pas son intention et sa joie de profiter de son séjour à Sumatra pour y faire un peu d'exploration avec l'espoir de trouver, si possible, quelques végétaux qu'il ne lui avait pas été donné de rencontrer jusque-là dans sa presqu'île natale.

Ce matin-là nous étions debout dès avant six heures. Le ciel était d'un jaune grisâtre, la mer calme, mais torturée par des courants et d'un aspect sale et limoneux. Malgré l’heure matinale, je transpirais déjà abondamment. Une chaleur lourde et étouffante rendait tout effort malaisé. Au lointain, dans le jour encore indécis, droit devant le Taï-Ping, s'allongeait la côte basse et marécageuse de Sumatra, bande noire émergeant par endroits entre des rideaux d'une pluie abondante déversée sans pitié par les sombres nuages qui couronnent éternellement les forêts tropicales en cette saison.

Le navire était presque stoppé. Des paroles incompréhensibles, mais dont on devinait le sens, furent échangées entre le jeune capitaine chinois et un homme de l'équipage qui, installé sur une estrade rapportée à tribord avant, sondait au moyen de l'antique sonde à main. Les cartes montrent, en effet, que l'entrée de la rivière est encombrée de bancs variables qui s'étendent loin en mer. L'accès, effectivement, e'st réputé difficile. Vers sept heures, par bonheur, un pêcheur malais quitta l'une des nombreuses embarcations à balancier qui nous croisaient et vint en aide aux officiers chinois de la passerelle du Taï-Ping. Le chadburn résonna, et, avec l'assurance d'un homme qui est parfaitement dans son élément, notre pilote nous conduisit à travers un dédale de vases marécageuses vers l'entrée d'une rivière assez étroite, dont le cours, tout en décrivant de grandes boucles, remonte en direction générale vers le sud. Une végétation touffue, forêt et jungle à la fois, rarement interrompue par des clairières mal délimitées, où l'on pouvait distinguer des plantations, longeait sur les deux rives l'étroit cours d'eau. Vers onze heures, sous une pluie torrentielle, le petit navire mouilla devant l'établissement de Labuan Bilik. Nous débarquions presque à contre-cœur dans une chaleur de serre humide.

Les jours passaient. Nous habitions, le docteur et moi, à l'unique et assez primitif hôtel de l'endroit et nous nous y retrouvions tous les soirs. L'endroit, pour moi du moins, manquait décidément de distraction. Quant au docteur, il excursionnait sans cesse et ne faisait son apparition qu'une fois la nuit tombée. Un soir toutefois, il contenait mal son enthousiasme. Ayant suivi dans la journée un sentier qui le menait vers l'est à travers les plantations et la forêt et qui aboutissait sans doute à quelque village de pêcheurs de la côte, il avait trouvé une rafflesia arnoldi, plante extraordinaire et rare de la famille des cytinacées, découverte dans les forêts de Sumatra en 1818 et n'existant que dans cette île.

L'endroit était assez éloigné, et nous partîmes dès l'aube du lendemain pour le retrouver. Mon avis de marin fut assez rapidement qu'il faut être bien passionné pour faire sous ce climat et dans cette forêt des promenades lointaines. Tout était trempé et ruisselant d'eau à la suite des éternelles pluies de la nuit. Cette forêt était l'image d'une lutte sans merci pour la vie. D'immenses troncs s'élevaient comme les piliers d'une cathédrale ; partout les lianes et un sous-bois touffu obligeaient sans cesse le sentier à de nouveaux détours. Des troncs d'arbres morts à tous les états successifs de la décomposition gisaient plus ou moins enfouis dans le sol mou et marécageux.

Et voici que subitement aux senteurs multiples et si caractéristiques de la forêt tropicale vint se mêler une odeur cadavéreuse, qui semblait émaner de la dépouille de quelque bête pourrissant dans les profondeurs de la forêt. En même temps, plus encore que cette odeur, le bruit produit par des milliers de mouches, analogue à celui que fait un essaim d'abeilles, attira mon attention dans la direction où, à présent, le petit docteur malais se précipitait. J'hésitai à approcher. Il n'y avait là qu'un autre géant de la forêt, que l'âge ou un typhon, ou tous les deux avaient abattu, et qui se décomposait lentement. Vers le milieu toutefois de son tronc une immense et étrange inflorescence s'offrait à la vue. C'était là la fleur de rafflesia arnoldi que le docteur avait trouvée la veille. Emporté par son enthousiasme sincère, il se mit à m'en dénombrer les détails au milieu de l'odeur nauséabonde et des essaims bruyants des myriades de mouches et de moucherons qui nous enveloppaient comme un nuage vivant.

La fleur semble issue du bois qui la supporte sans l'intermédiaire apparent d'une tige. Abstraction faite de sa taille anormale, elle affecte à peu près la forme de notre myosotis. Mais les pétales, au nombre de cinq, épais et charnus, ont un rayon de près de 50 centimètres. Le centre de la fleur est entouré du support des pétales en forme de grosse bague épaisse, dont le milieu présente une cavité calciforme où sont logés en nombre les étamines et les pistils. Cette partie, remplie d'eau, pourrait en contenir 12 litres. Toute la fleur, qui est dioïque, atteint une mètre de diamètre et doit peser entre 5 et 8 kilogrammes. Sa couleur rouge-brique est aussi celle de la chair de boucherie ; toute sa surface est couverte de petites protubérances blanches, un peu, mais en plus grand, comme la peau de certaines espèces de crapauds. Par son aspect et son odeur, elle doit donner aux mouches, auxquelles elle s'adresse pour le transport du pollen, l'illusion parfaite de se trouver en présence d'un tas de viande pourrie.

La graine de cet énorme parasite, une fois introduite dans une fissure du bois mort dont l'espèce lui convient, y développe un appareil végétatif qui ressemble, par certains de ses caractères, au thalle des cryptogames. Cet appareil passe, sans autre intermédiaire, à la formation de l'appareil reproducteur. Le bouton brun foncé de la fleur apparaît à même la surface du bois. Il est de la grandeur d'une noix, dont le volume augmente très vite et atteint la taille et, à s'y méprendre, la forme d'un de nos paisibles choux pommés. Quand alors les sépales, ou les feuilles qui en tiennent lieu, viennent à s'ouvrir, la fleur, tout en continuant d'accroître les dimensions de ses parties constituantes, s'épanouit et atteint à la forme telle que nous avons pu la voir près de Labuan Bilik. Il est difficile d'oublier l’impression de vie intense et rapide que la contemplation de cette plante monstrueuse ne manque pas de laisser dans le cadre chaud et malsain où elle apparaît. Sa fleur est la plus grande que l'on connaisse dans tout le règne végétal.

Je ne regrettais plus, à cette vue, la longue et pénible excursion à laquelle je m'étais cru obligé de prendre part par pure politesse envers mon ami malais.

Le genre des rafflésiacées comprend dans l'archipel malais deux autres représentants : rafflesia patma et rafflesia rochussenii qui tous les deux ne se rencontrent que dans l'île de Java ; pourtant les fleurs de cette dernière espèce n'atteignent que 14 centimètres de diamètre. D'autres genres, les cytinus, existent à Madagascar, au Cap et dans le bassin méditerranéen. Parmi ces derniers, il existe une espèce qui nous touche de plus près, le cytinet hypociste (cytinus hypocistis L.), qui se rencontre dans les régions de la Côte d'Azur (zones dites de maquis), où il vit en parasite sur les racines des cistes (cistus) et attire l'attention surtout par ses fleurs d'un jaune très vif, alors que toute la plante est par ailleurs de couleur jaunâtre ou rougeâtre, conformément à son caractère parasitaire. On connaît cependant des espèces à fleurs rouges et parfois blanches. L'espèce est connue en Provence sous les noms de Gréou dé Messugo et Graïssou dé Mugou et est récoltée dans tout le Midi de la France comme plante médicinale, dont la sève sert à combattre la diarrhée.

Dans l'île de Java, les indigènes se servent d'ailleurs des propriétés des bourgeons de rafflesia patma pour faciliter les accouchements et pour soigner les hémorroïdes. Cette plante ne diffère de rafflesia arnoldi que par les dimensions de ses fleurs et par le fait qu'elle vit, comme nos cytinets de France, au dépens de plantes vivantes.

Pour finir, rappelons l'origine du nom du genre rafflésiacée. Il a été choisi en l'honneur de l'Anglais Raffles, devenu plus tard Sir Thomas Stamford, qui, de 1811 à 1824, était gouverneur de différentes provinces des colonies hollandaises de Java et de Sumatra, alors dominées par les Anglais à la suite des guerres napoléoniennes. Raffles fut rappelé en Angleterre en 1824 pour répondre des griefs qu'on y avait formulés contre son administration, et où figurait, entre autres, le fait qu'il avait trop prématurément aboli l'esclavage dans ses provinces ...

René R. J. ROHR,

Capitaine au long cours.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 510