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Au Canada

Faire fortune en chassant.

Je suis assis sur un tronc d'arbre, au milieu de la jolie clairière où nous avons bâti, il y a cinq mois, notre hutte de chasse. J'ai vécu ici tout l'hiver pour m'élancer, chaque matin, visiter nos pièges sur nos lignes de trappe ; avec moi habitait, par moments, mon partenaire de chasse, Napoléon Frenette ; avec nous aussi Grand-Visage, mon brave chien de traîne.

L'hiver est mort, mort sans longue agonie car, dans ces régions du Nord-Ouest canadien, au climat continental, le printemps, à l'inverse de ce qu'il est en France, n'a pas ces avances timides et ces brusques dérobades de fille coquette ; il arrive sans prévenir et pour de bon. La neige a fondu en partie, et, comme nous disons au Canada, la glace des lacs a commencé à pourrir ; il reste une calotte centrale qui se rétrécit chaque jour, et l'eau apparaît sur les berges. Si l'on consulte le thermomètre, on constate que la température n'est pas encore très élevée et pourtant on a l'impression que l'air est tiède ; les bourgeons des saules et des trembles se gonflent. Les premiers passereaux migrateurs sont arrivés et viennent effrontément chercher les miettes de pain aux abords de notre shack (cabane) : dans quelques jours, de nombreux canards vont venir s'installer dans les marais et s'affairer à la construction de leur nid ; dans une semaine ou deux, la végétation va démarrer vigoureusement, l'herbe va pointer, les arbres vont se couvrir de feuilles : la symphonie verte après la symphonie blanche de l'hiver ! Pas un souffle de brise, tout est douceur, tout est renouveau. Mon Dieu ! qu'il fait bon vivre ici ! ...

La saison du piégeage est terminée : l'absence de neige rendrait les captures bien difficiles ; du reste, les peaux auront perdu bientôt toute valeur. Reste la chasse aux rats musqués, qu'on pratiquera non pas dans les cabanes au milieu des bois, mais sur les berges dégagées des glaces.

Comme tous les trappeurs, voués au silence et à l'isolement, une bonne partie du temps je suis un peu un day dreamer, un rêveur en plein jour et, assis sur mon tronc d'arbre, mes pensées s'éparpillent sur le passé, le présent et l'avenir ...

En ce moment, je songe aux cinq mois que je viens de passer dans la grande forêt avec mon ami Frenette : un métis français qui m'a initié au métier de trappeur ; car, il y a un an, j'étais sur ce point un vrai green (un apprenti) : j'avais quitté au mois d'avril mon vieux Québec pour venir tenter la chance dans l'Ouest ; j'avais choisi une concession, c'est-à-dire environ 150 arpents (50 hectares) de terre boisée, avec l'intention de la défricher et devenir producteur de blé ; sans capitaux, j'avais travaillé toute la belle saison sur une ferme comme engagé (domestique) ; travail intéressant, bons gages ; mes patrons, les Nick Pollard, avaient été charmants ; je leur avais sans doute donné satisfaction, puisqu'ils m'avaient demandé de rester l'hiver chez eux pour faire le « train », c'est-à-dire soigner chevaux et bêtes à corne, abattre et scier le bois de chauffage. J'avais cependant décliné leur offre, ayant décidé d'aller trapper dans le Nord ; novice dans l'art du piégeage, il me fallait un compagnon de chasse expérimenté ; les vieux chasseurs n'aiment guère à s'encombrer d'apprentis, et mes démarches furent laborieuses; finalement, des amis complaisants me présentèrent à Napoléon Frenette, un trappeur métis qui cherchait un partenaire, et pour la raison que voici : il avait travaillé tout l'été et l'automne chez un cultivateur, qui avait fait faillite et n'avait pu lui verser un « cent » : il se trouvait tout désargenté avec sur les bras sa femme et sa fille ; de mon côté, ayant économisé tout mon salaire, j'avais quelques dollars en poche ; je pouvais acheter des pièges et de la grub (nourriture) pour passer l'hiver, c'est-à-dire cent livres de farine, du saindoux, de la levure, du thé et du tabac ; la chasse nous fournirait la viande en abondance.

J'avais commencé par prêter vingt dollars à mon futur associé, ce qui avait permis à sa femme Gertrude et à sa fille Éva de prendre les « chars » (le chemin de fer) jusqu'à Prince-Albert, d'où elles se rendraient chez un oncle qui les hébergerait jusqu'au printemps.

Et voilà comment avait débuté notre association.

Napoléon Frenette était un piégeur et un chasseur de premier ordre et, grâce à lui, j'avais beaucoup appris. Physiquement, il tenait de ses ancêtres blancs, complexion claire, yeux bleus, poils blonds ; pour le reste, il avait toutes les qualités de ses ascendants peaux-rouges : impassible en toute circonstance, se déplaçant sans bruit, parlant peu et ne se déridant que rarement. Qu'importe ! Il avait été pour moi un professeur remarquable et, grâce à lui, nous avions fait bonne chasse.

J'allais oublier d'ajouter qu'il s'exprimait en français, en anglais et en cree (dialecte indien) avec une égale facilité et un très bon accent.

Il y a six jours. Napoléon m'avait quitté pour se rendre à Prince-Albert vendre notre « plus » (fourrures) et en même temps rendre visite à sa femme et à sa fille. Il avait emporté un gros ballot contenant quatorze peaux de loups de prairie, huit peaux de skungs, plusieurs douzaines de rats musqués et un certain nombre d'hermines. La neige le permettant encore, il avait placé le tout sur la luge que traînait notre fidèle chien Grand-Visage. Si la neige avait disparu en plaine, il se débrouillerait comme il pourrait pour atteindre une station de chemin de fer ; mais, comme il m'avait dit en souriant : « Ouah ! Ouah, savages jamais stockés ! » (Les sauvages ne sont jamais embarrassés.) Avant de me quitter et en faisant son ballot de fourrure, il m'avait dit, caressant les poils soyeux des coyotes : « Tu sais, mon associé, il y a là dedans pour un beau tas d'argent. Quand tu auras touché ta part, tu pourras aller ouvrir un compte en banque ! »

Six jours étaient passés ; je n'avais pas trouvé le temps long, car on ne s'ennuie jamais en forêt ; j'avais hâte, pourtant, d'être fixé sur le produit de la vente : je comptais partir aussitôt vers le Sud, où mes patrons de l'an dernier, mes amis Nick Pollard, m'attendaient, pour les travaux du printemps, labours et semailles.

L'argent des gages que j'allais mettre de côté, ajouté à l'argent obtenu de la vente des peaux, allait me permettre d'acheter des chevaux et « un wagon » (un camion) pour m'installer sur ma concession ; cela serait un bon départ comme jeune fermier.

Il est bientôt sept heures, mon associé ne viendra pas encore aujourd'hui ; j'allume dans le petit fourneau et je prépare mon dîner. Oh ! très simple, mon menu ! Un menu qui n'a pas varié depuis cinq mois : venaison (chevreuil ou élan), galette de froment, le tout arrosé d'un thé très fort et sans sucre. Dans le Nord, quand on mène la vie de trappeur, on ne se met pas à table pour flatter les papilles de la langue, mais simplement pour apaiser un estomac qui réclame et pour prendre des forces, ce qui ramène, sans doute, les repas à leur rôle véritable ; en tout cas, cela vous empêche d'accumuler de la graisse inutile.

Mais voici Grand-Visage qui se jette dans mes jambes (ma porte était restée ouverte) ; son maître, sans doute, n'est pas loin. En effet, le voici, approchant de sa marche souple et silencieuse ; il a coupé sa barbe et a rajeuni de dix ans ! Il semble heureux, et c'est presque avec un sourire qu'il me lance un good evening.

Cette bonne humeur est de bonne augure ; il a dû bien vendre nos peaux, mais il a faim et soif et fait honneur au repas ; lorsqu'il est rassasié, il me conte son voyage. J'écoute d'une oreille distraite, car je n'ai qu'une pensée : combien a-t-il vendu les fourrures et quelle va être ma part ? Enfin le voilà qui aborde le sujet qui me tient tant à cœur. « J'ai eu de la chance, boy, je suis tombé sur un bon marchand, qui m'a payé les peaux un bon prix. » Ces paroles me comblent de joie et font surgir en moi de folles espérances, mais le voilà reparti sur un autre sujet ; il ne sort pas encore son portefeuille, il s'étend sur les belles choses qu'il a admirées à Prince-Albert. Jamais je ne l'ai vu aussi loquace ; et moi qui lui reprochais d'être taciturne ! Je voudrais, pour la première fois, qu'il soit plus bref et qu'il en revienne à nos fourrures.

— Comme les femmes sont élégantes à Prince-Albert ! dit mon associé, et comme les hommes s'habillent richement ! et si tu avais la belle marchandise qu'on peut voir dans les magasins ! J'ai eu la chance de rencontrer un vieux sauvage de la réserve de Green Lake, avec qui j'ai chassé il y a plusieurs années. M'en a-t-il raconté des histoires du temps des buffaloco !

Le portefeuille reste toujours dans la poche ! Il allume une pipe et fume silencieusement assez longtemps, rêvant sans doute aux bisons de jadis. J'affecte le plus grand calme, mais je bous intérieurement. Combien, combien de dollars vais-je toucher ? Sa pipe terminée. Napoléon reprend son verbiage :

— T'ai-je dit que j'ai été coucher chez mon oncle, où ma femme et ma fille ont passé l'hiver. Le lendemain, je les ai emmenées voir la ville ; elles étaient si heureuses de voir les devantures ! J'en ai profité pour leur acheter un peu de « butin » (faire des emplettes). Tu le sais, toi-même, Bob, les « créatures » (les femmes) ne sont pas comme nous ; il faut qu'elles suivent la dernière mode de Winnipeg et, pour dire vrai, Gertrude et Éva n'avaient plus rien à se mettre sur la croupe (sic). Je me suis laissé attendrir et je suis sûr que tu en aurais fait autant. Manteaux de-ci, chapeaux de-là souliers à droite et robes à gauche, elles se sont bien « gréées », mais, by gosh ! sont-ils voleurs ces marchands ! ...

Je n'ai pas du tout envie de rire !

Il enchaîne avec un bel aplomb :

— Tu aurais fait comme moi, mon associé : alors, c'est ben de valeur (c'est bien regrettable), tout notre argent des fourrures est resté dans les magasins de Prince-Albert !

Quoi ! toutes mes peaux soyeuses de coyotes, toutes mes peaux mordorées de musk-rats, mes skungs aux longs poils, mes blanches hermines capturées au prix de tant de fatigues, tout cela se trouvait maintenant sur les « croupes » de Gertrude et d'Éva !

C'est un rude coup que je reçois à bout portant. Cependant je ne bronche pas, opposant à la catastrophe une vraie « poker face » (expression impénétrable des joueurs de cartes). C'est que, malgré mon jeune âge, je suis aguerri par plusieurs mésaventures de ce genre. J'ai toujours pensé, du reste, qu'à ma naissance une fée souriante s'est penchée sur mon berceau et a décrété d'une voix suave. « Bob, jeune ami, tu ne feras jamais fortune ! » J'ai bien dit une fée souriante et non pas malfaisante, car l'impécuniosité chronique, et sans doute inguérissable, dont je suis atteint n'a jamais entamé mon robuste optimisme.

Napoléon, sans pouvoir lire sur mon visage mes sentiments intimes, a sans doute deviné que je ne débordais pas de joie, et il ajouta aussitôt :

— Mais je n'oublie pas mes amis, mon associé, j'ai pensé à toi et je t'ai rapporté une belle pipe en « scotch clay ».

Et il me tend l'objet dont le tuyau est en caoutchouc durci et le foyer en terre cuite ; j'en connais le prix, pour en avoir acheté une l'an dernier : exactement 25 cents, soit un quart de dollar, soit encore le quart de ce que vaut la moindre peau de rat musqué.

Je remercie mon partenaire avec effusion et je suis presque sincère en le faisant ; que puis-je faire, en effet, en l'occasion ? Puis-je lui en vouloir de s'être montré bon époux et bon père avant d'être un scrupuleux associé ?

J'encaisse donc (si l'on peut dire) avec le sourire.

Et le lendemain, le havresac sur le dos, je m'acheminais vers le Sud, de bonne humeur, malgré la bourse absolument vide. Faute d'argent, je ne pourrai pas prendre les chars (le train) quand j'aurai atteint les régions civilisées. Tant pis ! Je ferai quatre étapes s'il le faut ; la température est douce et il fera bon coucher à la belle étoile, pelotonné dans mon sac de couchage. Je sais à l'avance le cordial accueil qui me sera réservé chez les amis Pollard, et cette pensée m'a déjà fait oublier mes petits ennuis d'argent.

Frenchy BOB.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 523