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Contes du Tchad

Marfaïne

Pour une jeune hyène, l'admission longtemps attendue aux ripailles de nuit dans les rues d'Abéché, parmi les rochers qui servent d'abattoir, correspond, pour une jeune fille, à son premier bal. C'est là que se rencontre tout ce qu'il y a de mieux dans la caste des hyènes, celles qui descendent des repaires du mont Kilinguen et celles qui logent dans les fourrés épineux.

Croquer les os des boeufs abattus par les tirailleurs, lécher les fissures des rocs de granit, déterrer les peaux de rebut, achever le travail de voirie des vautours gyps, suivre les rues de la ville assoupie en soulevant la vague d'abois des chiens terrifiés ... Ah ! c'était la bonne vie !

La première ivresse de vivre, quand elle ne se heurte pas aux barreaux d'une cage, se retrouve dans toute la hiérarchie du monde animal. Pour la hyène adolescente, cet élan vital s'exprime en galops infatigables, en attaques téméraires, destinées, comme la plupart des hauts faits, à être négligemment racontées, en se léchant les pattes. Hormis l'homme, qu'il convient d'éviter, la panthère, à qui l'on doit céder la proie, et les serpents, la hyène, haut et puissant baron de la brousse, mène la vie féodale en tout ce qu'elle eut de pis : brigandages et pilleries à la Falstaff ... Quel animal oserait défier la hyène tachetée, qui atteint 90 kilos ?

Un soir que Marfaïne s'étirait en bâillant au seuil de l'antre familial, son ami parut : « Tu viens ? fit-il. Une bande de chamelles est là, qui broute dans l'oued : on va rigoler ! »

(Ce n'est pas un terme d'argot. Dans les jardins zoologiques, à l'heure où les gardiens jettent aux hyènes leurs quartiers de viande saignante, on entend leur gros ricanement en gamme descendante : Ho-ho-ho-ho-ho ...)

Au clair de lune, en effet, une troupe de chameaux délestés déambulaient gravement, mordillant une touffe de hâd, passant leur appareil dentaire en tondeuse sur la tête ronde des épineux. L'attaque des deux bandits causa la panique. Ils galopaient à côté de la proie choisie et, d'un coup de dents, d'un coup de griffes (1), visaient à lui déchirer le flanc. Quand la victime s'écroulait, époumonée, perdant ses entrailles, nos deux chenapans en couraient une autre. Ainsi, par sport, par joie de nuire (telle cette dame qui, dans sa matinée, fusilla onze hippopotames que la baisse des eaux cernait dans un marigot du Chari !), les deux hyènes occirent neuf chamelles.

Cependant, avec ses deux saisons des pluies, avec sa vie sportive et ses festins pantagruéliques, Marfaïne atteignait la plénitude de sa taille. Elle observa que son galop se faisait plus lourd, et ses commères lui dirent : « Reste à la caverne et attends. » Son camarade ajouta : « Ne sors que pour boire ; je t'apporterai la viande. »

Deux mois plus tard naquirent cinq petites choses nues, grouillantes et pleurnichardes, que la mère léchait inlassablement. Dans son cœur de hyène, un sentiment venait d'éclore, celui de la primauté des petits. Ce n'était plus la faim, ni le souci de son mâle, ni son orgueil de chasseresse, qui tenait la première place, mais « les petits », la nichée rampante et suçante, individuellement odieux, mais dans l'ensemble adorables !

Trois mois passèrent dans la béatitude du nid. Ce matin-là, Marfaïne ayant manqué son oryctérope, ne rapportait qu'un lièvre de brousse et fut reçue sans aménité. L'aîné, c'est-à-dire le plus fort, le plus goulu, parla :

— Mère, on a faim !

— Il a faim ! s'exclama la pourvoyeuse, indignée. Non ! mais regarde un peu ton ventre, rebondi comme un œuf d'autruche ! Et cette carcasse de mouton qui n'est pas même nettoyée ! Que vous faut-il !

— Il nous faut un petit d'homme !

— Vous êtes fous ! Ils veulent manger de l'homme, à présent ... Vous avez donc oublié vos leçons ? Voyons : celui qui me dira correctement la sourate de l'homme aura la peau du lapin.

L'aîné, fermant les yeux sous l'effort, récita le premier proverbe de la Sagesse des hyènes : « N'aie pas d'affaire avec l'homme, car il mord de loin. »

— Très bien, dit la mère ; telle est l'expérience des Anciens.

— Les Anciens, reprit le jeune fat, n'étaient que de couards chacals ! Mais nous, les jeunes, nous avons d'autres dents que ça ! Pas vrai, les gosses ! Attends un peu que nous soyons grands ... Nous ferons la chasse aux hommes, et nous les mangerons tous !

— Petit sot ! dit la mère courroucée.

— Vieille sotte ! repartit l'enfant qui avait pris le genre de renvoyer comme une balle toute observation maternelle.

Ah ! c'est alors qu'une petite gifle bien placée, comme font les panthères, pouvait tout sauver ... Mais la taloche opportune ne vint pas.

L'une des sœurs appuya son frère :

— Il nous faut un petit d'homme ! Nos voisins ont bien de la chance : ils ont une mère dévouée, ceux-là ! Elle leur a rapporté un bébé noir, sans poils, sans toutes ces plumes qui vous suffoquent, comme tes outardes ! Et de petits os croquants, pas comme tes ossements de bœuf ... Ah ! c'était bon et salé ! ... Tiens, voici le crâne que nous avons chipé. Va nous quérir un petit d'homme, ou tu ne seras plus notre mère !

Ce fut, pendant la durée d'une lune, l'obsession, le harcèlement d'instances, de bouderies, d'allusions fielleuses ... Que peut un cœur maternel contre d'ingrats enfants ? Lutte perdue d'avance, car l'affection qui paralyse se tient d'un seul côté.

Un soir, en les quittant, Marfaïne excédée déclara :

— Cette nuit, vous l'aurez, votre petit d'homme ... ou bien je ne serai plus votre mère.

L'ancien palais fortifié du sultan du Ouadaï s'entoure d'un mur en boue durcie, percé d'ouvertures pour l'écoulement des eaux. Les hyènes y passaient couramment sans dommage, et Marfaïne savait qu'un bébé noir dodu, pas trop lourd, dormait souvent au seuil même d'une case.

Comme elle s'étirait dans le caniveau ... clic ... un piège d'acier ferma sa mâchoire sur un pied de devant ! Dominées la surprise et la douleur, elle tira en arrière, et le piège suivit. Mais il entraînait une maudite branche épineuse, assez lourde mais qui venait à l'effort ...

Pas à pas, traînant cette herse, elle revint vers sa tanière ; mais, soucieuse de ne pas marquer la trace jusqu'au liteau, elle stoppa dans la plaine. Elle se savait perdue ... Au petit jour, l'homme suivrait sa piste et la tuerait. Et que deviendraient les petits ? Où était-il donc, son ami ? Depuis la naissance de la portée, il chassait ailleurs.

Alors elle lança son cri d'appel, ce hurlement de nuit qui va glacer le cœur des chiens terrés dans des cases : « Mmmoù-hi ... Mmmoù-hi ... » Aucune voix ne répondait. Tout le monde s'affairait aux gloutonneries de l'abattoir et des souks (marchés). Des heures passèrent, dans la tiédeur de la nuit de velours. De très loin, un rugissement de lion arrivait en vibrations dures. Enfin, un galop puissant approcha : c'était lui.

— Tu as joué avec l'homme, fit-il sévèrement ; et te voilà prise !

— C'était pour nos petits ... Mais coupe-moi ça ...

D'un coup de mâchoires, il sectionna la patte ; le piège tomba, et, boitant, par petits sauts, l'estropiée regagna son antre. Elle y fut mal reçue, car elle n'apportait rien.

Les premiers jets du soleil éblouirent cinq hommes qui, le dos courbé, relevaient une trace à travers les touffes de mimosées, les pommiers de Sodome et les gerbes rouillées du cymbopogon. Une voix cria :

— J'ai le piège ! Et la patte est à côté. Mâtin ! c'est une grosse bête !

— Bravo ! dit le sergent. Au moins mon piège n'est pas perdu !

— Moi, fit un indigène, j'aurai sa peau ! Car elle a mangé mon enfant !

— Elle va sur trois pattes, fit observer le pisteur arabe ; et la fille de chienne marche vers le Kilinguen.

Au pied de l'escarpement, la trace se perdait dans un chaos d'énormes rognons de granit. D'ailleurs, la tanière était introuvable : c'était la plus sûre du pays, et le couple avait dû batailler pour la conquérir. Il fallait escalader une paroi raide et lisse comme un toit ; et là, en retrait, cachée sous des rocs chevauchant, s'ouvrait la gueule du repaire. Désorientés, comme il arrive souvent quand on touche au but, les chasseurs allaient le dépasser ... Mais, en jouant, les petits malheureux avaient fait rouler en bas du glacis le crâne rongé à blanc du petit d'homme !

— Voici la tête de mon fils ! dit le Ouadaïen, en l'élevant à hauteur de ses yeux. La bête est là-haut !

Le sergent et lui, sur les mains et les genoux, escaladèrent le roc.

Marfaïne, assise, encadrée dans l'ouverture noire, les attendait sans surprise. Cela devait arriver ! Pas un instant ne lui vint l'idée de bondir dans la brousse impénétrable. Non, il fallait barrer la route des petits !

Comme le sergent, à genoux, levait sa carabine, l'Arabe lui toucha l'épaule :

— Laisse-la-moi.

Le bras gauche entouré de son burnous, brusquement il ficha la sagaie dans l'épaule de la hyène ; mais un coup de dents rageur broya la hampe.

Visant le fond de la caverne, le sergent tira ... Un faible éboulement vint distraire la bête, qui tourna la tête. L'homme bondit sur elle et, dans un corps à corps, lui fendit le ventre d'un large coup de couteau.

Puis il arracha le cœur, qu'il lança au sergent :

— Cœur de hyène, larmes de crocodile, fit ce dernier en le jetant au loin dans la brousse.

Ils pénétrèrent dans la caverne, saisirent les chiots par les pattes de derrière et leur fracassèrent la tête contre le rocher.

Ainsi périt la puissante Marfaïne, pour n'avoir pas su rabrouer ses enfants !

Frédéric de BÉLINAY.

(1) Les griffes rentrantes sont réservées aux félins ; la hyène, canidé, n'a que des ongles.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 525