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Tir de chasse devant les chiens

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Un ami, vieux lecteur du Chasseur Français, rencontré récemment, nous a délicatement introduit dans le tuyau de l'oreille les doléances que voici :

— De jeunes chasseurs de ma connaissance, amoureux des directives implacables, croient à l'utilité et à l'existence de tableaux, donnant des affirmations et des chiffres concernant les corrections de pointage. Dites-leur donc ce que vous en pensez.

Ce que nous en pensons ? Toujours la même chose, parce que nous ne déposséderons jamais la question de l'objectivité qu'on lui doit.

La subjectivité se pique volontiers de généraliser à tort et à travers. Lorsqu'on veut bien mesurer l'illogisme de cette prétention, on comprend tout de suite que la subjectivité détruit, par cela même, l'intérêt de ses déductions ; mais tout le monde n'en fait pas le tour avec la méfiance nécessaire avant de l'écouter. Elle peut montrer, en certains cas, une parfaite similitude de couleurs avec l'objectivité ; malgré cela, il y a toujours une part d'elle-même qui la trahit et fait boiter ses affirmations.

Néanmoins, puisque les jeunes gens en question fixent les limites de leur scepticisme à l'éloquence impérative des chiffres ; puisque l'air qu'affichent ces derniers de vouloir donner des ordres paraît les influencer, nous allons les contenter. Sans mauvaise humeur aucune, du reste, car c'est un signe particulier à la jeunesse que d'objecter sur ce qui l'intéresse sous la forme dubitative. Nous allons même leur communiquer des chiffres choisis. Nous pourrions leur en présenter d'autres aussi ; mais comme ils s'adressent aux rencontreurs, catégorie trop clairsemée pour que son cas intéresse la généralité, nous nous en abstiendrons.

Avant la guerre, l'ingénieur allemand Werner a calculé que le gibier lancé atteignait les vitesses suivantes :

Faisan 20 mètres à la seconde
Perdreau 22 ==
Canard 36 ==
Bécasse 15 ==
Lièvre 12 à 17 ==
Lapin 14 ==

À l'aide d'un appareil déplaçant un but à des vitesses variables, et d'un autre appareil sur lequel était monté un fusil de chasse, pouvant également se déplacer aux mêmes vitesses que celles du but mobile, cet ingénieur a procédé à de multiples essais. Ceux-ci lui ont permis de conclure que sur un animal en pleine course, ou un oiseau en plein vol, passant en travers, il fallait tirer, en accompagnant :

Sur un Faisan à 30 mètres : 2,00 mètres en avant
    à 50 == : 4,00 ==
== perdreau à 30 == : 2,50 ==
    à 50 == : 4,20 ==
== canard à 30 == : 3,00 ==
    à 50 == : 6,00 ==
== bécasse à 30 == : 1,50 ==
    à 50 == : 3,00 ==
== lièvre à 30 == : 1,50 ==
    à 50 == : 2,80 ==
== lapin à 30 == : 1,50 ==
    à 50 == : 3,00 ==

Voilà, nous semble-t-il, des précisions de qualité propres à combler d'aise ceux qui les appelaient. Ils vont pouvoir se dire : « Enfin, nous savons où nous allons ! »

Reste à connaître dans quel sens ? Le bon, ou l'inutile ? En effet, l'ingénieur Werner ne donne aucune indication sur ce qu'il entend par : tirer en accompagnant. Cela peut se concevoir, puisque, dans tous les pays du monde, cette méthode signifie : tirer sans arrêter le mouvement des canons qui accompagnent, puis précèdent le but. Mais plus grave, pour le premier enthousiasme des néophytes, apparaît l'absence de commentaires dont il entoure ses rigoureux commandements, alors que leur application en aurait reçu un secours opportun.

— A quoi bon ! répondront les intéressés. Les chiffres n'implorent pas de commentaires ; ils sous-entendent des directives qui se comprennent toutes seules.

Admettons-le ! Mais leur mise en pratique ? ...

Ces chiffres, dont nous ne contestons pas l'exactitude, sont enfantés par des machines bien coordonnées dans leur action simultanée. Ils représentent, pour d'autres qu'elles, un programme : un point, c'est tout ! Autrement dit : une espérance ou une réalité selon que ce programme se déroule normalement, qu'il se désagrège, ou tombe à rien. Par conséquent, tous les soins apportés à sa composition peuvent être considérés comme peu de chose auprès de son exécution.

Les instructions, données par les deux machines employées, sont régulières tant qu'elles sont répétées par ces machines : donc, pour en profiter utilement, il est indispensable de fournir un travail identique au leur. Malheureusement, les capacités humaines ne vont pas jusque-là. Il leur est matériellement impossible de reproduire le travail de ces deux machines parce qu'elles sont mobiles au même degré toutes les deux, tandis que le chasseur et son gibier ne le sont pas : ce dernier seul est en mouvement total pendant le tir. En plus, les machines que sont le but mobile et le chariot de tir, marchant sur le terrain d'expériences aux vitesses voulues, fonctionnent, sans souci des contingences, telles qu'on les a réglées, tant qu'elles sont bien traitées et bien entretenues, au lieu que, sur le terrain de chasse, on ne possède d'autre machine que soi-même pour effectuer les corrections de pointage, et d'autre châssis que ses pieds, appuyés sur un sol qui s'en désintéresse complètement.

La méthode de codification Werner n'a, en réalité, de valeur que pour elle-même, car, si les deux appareils l'ayant déterminée ressemblent en tous points à deux autres appareils du même modèle, il n'en va pas de même pour les chasseurs. Leur physique, leur moral et l'accueil que leur réserve les événements ne sont jamais les mêmes.

Rien ne dit non plus qu'ils aient un tempérament de suiveur-rencontreur, leur permettant d'interpréter les exactitudes chiffrées qu'on leur met sous les yeux. En ce cas, ils doivent se créer une manière artificielle de prendre leur avance qui n'arrange pas leurs affaires.

En supposant qu'ils soient nantis de ce tempérament, cela ne veut pas dire qu'ils ont dans le coude tous les angles de tir correspondant à la correction recherchée. Il leur faudra donc les étudier par des moyens artificiels, les cataloguer, se les mettre dans la tête avec le plus de précision possible. Cela représente une somme de travail, utile dans un certain sens parce qu'il vous implante la conviction que les angles de tir ne sont pas des fictions, et qu'il faut compter avec eux. Mais croire qu'ils ne varieront jamais, abolir l'intuition, et se placer sous la domination de calculs préparés à l'avance, c'est vouloir se heurter à la révolte des faits qui ont le coup de boutoir facile.

Imagine-t-on les bras des suiveurs-rencontreurs animés du même élan, à la chasse pendant le feu de l'action, que lorsqu'ils veulent confirmer, sur le terrain, leurs observations de laboratoire ?

Se fait-on l'illusion qu'on peut être à l'abri des déboires pour avoir étudié les angles de tir sur des repères, puisque, étant donnée l'importance de l'avance à prendre, les suiveurs-rencontreurs doivent tirer très souvent dans le vide ?

Il faut une volonté féroce, une persévérance ascétique pour se refaire un tempérament au degré de nature, et pour ne plus penser à lui. Autrement, lorsqu'on s'est constitué tant bien que mal un manuel de corrections savantes et rigides, à la vertu duquel on se fie, on n'est plus un chasseur parcourant librement son territoire, mais un écolier soucieux, remâchant continuellement sa leçon. Et pour combien de temps sera-t-il forcé de la ressasser, sous peine de la voir s'évanouir comme une fumée, cette leçon, incomplète et trop longue, reposant sur des bases vacillantes ? ...

Il est bon de remarquer, en passant, qu'il s'agit seulement de corrections en travers, dans la méthode Werner. Restent les autres, qui, dans leur variété constante, ne peuvent être chiffrées par des machines. Le mélange est donc forcé entre les corrections apprises et celles de l'opportunité, où le calcul est dirigé au lieu de diriger. Alors, à quoi bon s'imposer tant de règles plus ou moins impuissantes ?

Aux jeunes qui rêvent de soumettre leurs réflexes aux volontés des chiffres, nous répétons encore que l'exécution de leurs ordres dépend de la personnalité de chacun. Le facteur personnel est le maître des maîtres, et nous serons le premier à faire amende honorable le jour où, dans un ordre de traintrain bien au-dessous du tir, les humains attacheront tous leurs souliers de la même manière et à la même cadence.

Raymond DUEZ.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 524