Accueil  > Années 1950  > N°643 Septembre 1950  > Page 534 Tous droits réservés

L'équille

En cette fin de vacances, qui sent déjà l'automne, le bassier continuera à pratiquer avec fruit toutes les pêches aux crustacés et aux mollusques.

Le tour des poissons côtiers va venir, ceux qu'on capture aux cordes, et je vous en entretiendrai sous peu. Mais, dès maintenant, le moment semble opportun de vous parler d'un certain petit poisson dont on parvient à ramener souvent des quantités considérables — et qui donne de succulentes fritures : le lançon ou l'équille.

Pour être exact, il serait préférable de dire le lançon et l'équille. C'est à tort en effet que, sur la plupart des côtes de France, on confond ces deux espèces de poissons, d'ailleurs presque semblables. Ce sont l'un et l'autre des ammodytes, de l'espèce anacanthine, le lançon étant un ammodyte lancéolé, l'équille un ammodyte tobianus. Mais vous vous en moquez bien. Moi aussi, d'ailleurs ...

Qu'il vous suffise de savoir qu'il s'agit là d'un petit poisson de forme allongée, d'un blanc ou d'un gris argenté, teinté parfois de reflets bleus ou verdâtres, et d'une quinzaine de centimètres en moyenne, l'équille demeurant généralement plus courte et plus mince, le lançon plus long et souvent plus gras. La caractéristique principale de l'ammodyte, que les ignorants prennent pour de jeunes anguilles, est son extrême agilité. Animé d'une mobilité surprenante, il nage très vite et présente le pouvoir de disparaître d'un coup de queue dans le sable — d'où son surnom de trouquesable, usité dans le Midi — en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

L'équille, comme le lançon, vit en bancs extrêmement denses, à la manière du maquereau ou du hareng, et croise en général à une assez faible distance des côtes. Les professionnels la pèchent en bateau, avec des filets spéciaux à mailles serrées et en ramènent parfois de véritables cargaisons. L'équille étant d'une conservation difficile, bien que de chair excellente, s'exporte rarement et est surtout consommée sur le littoral. Les pêcheurs l'utilisent aussi pour amorcer nombre de leurs lignes, car c'est une boette de premier ordre.

Eh bien ! et nous, qu'est-ce que nous faisons ? me demanderez-vous. Nous ne disposons ni de barques, ni de filets spéciaux, et vous nous laissez sur notre appétit !

Patience ! Certes, je ne vous donnerai pas le moyen de pêcher l'équille, en toute saison, à pied sec et à la main. Mais ce mois-ci se trouve être favorable à la capture de notre ammodyte, avec les procédés les plus sommaires.

Aux équinoxes en effet, et singulièrement aux grandes marées de septembre, l'équille se rapproche des côtes, sans doute pour y frayer, et vient provisoirement gîter dans le sable des estuaires, en colonies fort nombreuses qui confinent à la pullulation. Il faut avoir assisté à une partie de pêche à l'équille, à l'embouchure d'une rivière à alluvions, pour comprendre que je n'exagère nullement ainsi.

Pullulation, oui, mais dans certaines conditions seulement. D'abord, l'équille ne « s'enterre » guère que de la mi-septembre à la première semaine d'octobre — avec éventualité d'extension en deçà et au delà. Ensuite, on ne trouve alors l'équille que dans des sables à gros grain, presque toujours sous des ridains (on appelle ainsi les rides formées par les ondulations de sable, serrées régulièrement côte à côte, vestiges laissés dans certaines larges baies par la mer baissante). Enfin, ce séjour sableux de l'équille n'est jamais constant ni permanent, dans la mesure où il ne perdure point, jour après jour, pendant les trois semaines que je viens de dire. On trouve ainsi, une fois, l'équille en abondance dans certains coins d'où elle aura disparu le lendemain, sans qu'on puisse exactement déterminer les causes de cette affluence ou de cet exode. De vieux pêcheurs tiennent cependant pour absolue la présence de l'équille dans de tels sables deux jours avant et deux jours après la nouvelle lune. Je n'ai pas toujours constaté, pour ma part — et en raison de ma part ! — la rigueur de cette loi. Il y a donc là un aléa à courir, et tel équilleur risque de revenir bredouille qui, la veille, avait ramassé au sec une pleine « poche » d'équilles ...

Mais, si risques il y a, ceux-ci demeurent légers, tant l'appareillage nécessaire est simple et peu coûteux. Ni lignes, ni hameçons, ni cordes, ni bôcains et pas davantage de bateau, vous vous en doutez : une pelle ou une fourche, tout bêtement.

Depuis des siècles, les pêcheurs du littoral ont pu observer que, puisque en de semblables temps l'équille s'enterrait dans le sable, le meilleur moyen de la capturer était de l'en défouir. D'où l'utilisation prosaïque et paradoxale, bien imprévue aussi sauf en logique, du louchet ou du fourchet. Ce n'est du reste pas le seul instrument aratoire dont se servent les bassiers, nous aurons souvent l'occasion de le constater.

Le procédé de pêche consiste alors tout naturellement à extraire du sable, à coups de pelle, l'équille qui s'y « muche ». Mais cela exige une technique assez particulière. Il s'agit surtout d’effeuiller le sable et d'éparpiller la pelletée, au lieu de la retourner d'un bloc, pour mettre au jour l'équille. Débusquée, celle-ci frétille immédiatement au ras du sol, semble y voleter l'espace d'un éclair et se dépêche de s'y renfoncer, en moins de deux (secondes), avec une prestesse qui tient de l'escamotage, vraiment. Le pêcheur doit alors cueillir à pleine main l'équille et la jeter au panier, en évitant qu'elle ne lui glisse entre les doigts, ce qui est fréquent.

Le double travail du pelletage et du ramassage exige du pêcheur une gymnastique des plus fatigantes. Aussi nombre d'équilleurs aiment-ils à faire équipe, par groupe de deux ou trois hommes. L'un se charge de manier la bêche sans arrêt, l'autre ou les deux autres de cueillir les poissons désablés. Ils limitent ainsi au maximum les risques de perte — perte de temps, perte de prises — et parviennent à remplir, en deux heures de basse eau, des mannerées étonnantes. Dans la plupart des cas, les ramasseurs et le pelleteur se relaient, répartissant entre eux, avec équité, ampoules et tours de rein.

Il tombe sous le sens qu'une telle pêche requiert de ses pratiquants une attention soutenue, une grande rapidité de coup d'œil et une parfaite sûreté de réflexes. On peut d'ailleurs simplifier le travail du défouissage en utilisant une petite charrue ou un soc à deux manches — engin spécial employé dans quelques estuaires de France. Mais, s'il économise de la dépense musculaire, ce système empêche l'exploitation totale d'un coin vraiment productif. Or, quand l'équille se met à « donner », elle le fait généreusement. Il n'est pas rare qu'on parvienne à faire toute sa pêche dans un simple carré de quelques mètres de côté : on sort ainsi fréquemment une demi-douzaine d'équilles à chaque pelletée, et ces « montées » ne cessent parfois de se renouveler durant les deux heures du bas flot. À l'équille, comme au bouquet, il vaut mieux travailler un bon coin jusqu'à épuisement, plutôt que de s'amuser à battre les grèves à l'aveuglette, ici et là.

À certaines dates bien connues, notamment à la Saint-Denis, l'équille pullule de telle manière qu'on la pêche « d'assis ». Les Normands du Calvados l'affirment et, une fois au moins dans ma vie, j'ai pu voir, en fin de marée, des pêcheurs prendre des équilles par la queue, en les tirant tout simplement, à la main, du trou où elles nichaient, tout à fait knocked-out après deux heures de chasse dans des sables remués. Il est de fait que, dans certains estuaires connus pour être riches en équilles, les pelleteurs sont si nombreux que cela grouille autant dessus que dessous. Rien de surprenant à ce qu'un tel pourchas, dans des sables qui vont en s'asséchant, finisse par paralyser les ammodytes traqués.

Si vous devez tenter, cette saison, votre chance à l'équille, retenez les dates des 9 au 14 septembre et, plus profitablement (en principe), du 22 au 28. Mais notez aussi que le 9 octobre vous donnera toutes les facultés de succès : la légende de la Saint-Denis y rejoint, en effet, le fameux « deuxième jour antélunaire » cher aux traditions côtières.

Maurice-Ch. RENARD.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 534