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Genève, Mont-blanc, Genève

ou un grand rallye cycliste franco-suisse

Sous le titre : « La rançon du bonheur », j'ai conté, ici même (1), il y a quelque temps, la mémorable histoire qui fut mienne au cours du rallye cycliste Genève-Mont-Blanc-Genève en 1949 ; épreuve de 227 kilomètres avec 1.485 mètres d'élévation passant par le redouté col suisse de la Forclaz, le plus difficultueux d'Europe, où les meilleures voitures calent, où Robic, lui-même, dut mettre, un jour, pied à terre.

Comme tableau de désolation, je n'avais su brosser mieux : magistral coup de pompe en me hissant au sommet de ce mur sans qu'il en résultât le moindre retard sur l'horaire heureusement ; mais roue en huit et arrêt pile au bord de l'à-pic dans la descente à 18 p. 100 sur Trient. Dès lors : abandon forcé, qui, me crucifiant, me faisait considérer ma vie cycliste comme terminée et, avec elle, ma vie tout court, tant cette seconde est branchée sur la première.

Et l'automobiliste qui me ramena à Genève n'imaginera jamais le mortel renoncement, qui était mien, lorsqu'il stoppa au col des Montets pour cueillir des rhododendrons ...

C'étaient, déjà, les fleurs du passé ... du souvenir ... puis de l'oubli ...

Les cimes me paraissaient être de farouches ennemies, la route une gueuse, et la tenture sombre du paysage mouvant d'Argentières le rideau tiré définitivement sur une carrière, au cours de laquelle j'ai sillonné la quasi-totalité des routes, y compris celles du Tour de France, par tous les cols.

Nous avions remonté, un à un, tous mes camarades, pédalant dans le vent entre Sallanches et Genève. Je voyais, en eux, autant de forçats astreints à un travail sans joie et exténuant.

À peine remis sur pieds a Genève, je m'étais fait conduire au train de nuit.

Finie l'histoire.

Le journal de ma vie semblait fermé. Mon cerveau vide n'y inscrivait plus rien.

Je n'exagère point ... La vie n'est valable que si l'on sait jouir et souffrir ... Or, je venais de m'administrer la preuve que je ne savais plus souffrir ... et comme je n'envie, en rien, l'existence que mènent les tièdes, exempts d'émotion joyeuse ou pénible, toute issue me semblait fermée.

Parti pour le Danemark, je parcourus quelques-unes de ses platitudes — d'ailleurs enchanteresses — sur un vélo d'emprunt.

J'y rencontrai bien le vent.

Mais ce n'étaient plus mes cimes.

Un an après le cuisant souvenir de La Forclaz, je me suis retrouvé parmi les 57 cyclistes que l'appel de la Pédale des Eaux-Vives de Genève avait tentés. C'était fin juin dernier, aux plus longs jours de l'année.

Et, aujourd'hui, ma vitrine s'orne d'une médaille supplémentaire, d'un cadeau magnifique, d'un carton nouveau, et mes rêves s'enlacent aux rives merveilleuses du Léman, baignées par le soleil levant ; aux rudes paysages de la vallée du Rhône (là où il n'est pas encore grand personnage) ; aux poussières sans fin de La Forclaz ; aux vertigineuses descentes d'Argentières et Chamonix ; aux verdoyantes prairies où somnolent vaches et chèvres ; à l'arrivée enfin dans Genève, quittée au petit jour et retrouvée bien avant que l'astre n'ait dégringolé derrière les pentes ...

À présent, je revois le col des Montets, non plus comme la planche qui conduit au vide de l'oubli, mais à la manière d'une voix triomphale ouvrant sur le mont Blanc.

Là où elle avait sombré, j'ai retrouvé ma foi, encore qu'en cet endroit la substitution de deux litres de vin rouge à deux bidons de bouillie me joua un curieux tour.

Tout un soir, je n'ai fait que chanter, au grand dam de mes placides amis suisses : Dischinger, Zinnbach, Dalphin, etc.

Dans le sport, comme dans la vie, il ne faut jamais renoncer et ne jamais céder ... Il faut toujours recommencer ce qu'on a raté.

Vouloir ! Tout est là.

Pour vouloir, certes il faut pouvoir et (excusez-moi) « savoir pouvoir » !

Grandi à de rudes exemples, je n'ai jamais rechigné à mettre ma carcasse à contribution, estimant qu'on en demande trop au cerveau et pas assez aux muscles, en compensation.

Mais la volonté ne peut être conditionnée que par un corps porté au sommet de son équilibre physique : ce que trop de sportifs oublient et ce que trop de touristes ignorent.

Genève-Mont-Blanc-Genève aura été une réussite moins par elle-même (car elle n'est pas phénoménale, loin de là) que par la remise en état que je me suis imposée, après une infection intestinale sans rapport avec le cyclisme, mais à la suite de laquelle une convalescence très platonique me donna goût à la promenade, à l'effort bénin et à la « bonne bouille ».

— Quelle belle mine avez-vous !

C'est avec de telles sornettes qu'on esquinte les meilleurs. C'est le commencement de la maladie.

Pour un peu, je me serais laissé prendre à ce mirage : avoir des joues grosses « comme ça ! ».

Pour la première fois, depuis toujours, je m'étais déshabitué de ma rasade régulière d'efforts cyclistes. Pour la première fois, des joues pleines me paraissaient meilleures, face au miroir, à mes joues d'antan rabotées. La table, elle-même, avait légèrement pris le dessus. (C'était en hiver, je le précise.)

Il fallut la preuve (que me fournirent mes six étages) qu'un homme ne demande pas à être enveloppé trop.

Il fallut les cuisants lâchages sur des routes parisiennes quelconques que m'infligèrent, au début d'avril, des camarades souvent moins favorisés.

Il me fallut deux mois et demi et plus de 2.000 kilomètres pour retrouver cette facilité sans laquelle il n'est pas agréable d'installer son postérieur sur une selle et de tourner les jambes.

Il fallut que Genève-Mont-Blanc s'organisât le 25 juin — alors que je le prévoyais en août — pour que, ayant mis les bouchées triples, je sois enfin (et à nouveau) à l'aise sur toutes les distances possibles.

Il fallut que je doute de moi pour admettre qu'il était bien de pédaler « en dedans » et de se couvrir les genoux au matin (Antonin dixit), de manger à chaque col.

Il fallut que je redoute le pire, pour ne prévoir la viande froide et le gâteau de riz qu'aux première heures ; pour continuer par les flocons d'avoine (en bouillie) lorsque la gorge est par trop sèche (Camille Narcy dixit) ; pour terminer par un arrosage intensif au Dextrosport, selon la méthode du docteur Ruffier.

Oh ! qu'on n'imagine point que j'évitai mes classiques fantaisies ! Que non ! J'ajoutai un col de 4 kilomètres à la collection, peu après Cluses, alors que mes camarades fonçaient dans la vallée. Tout cela pour avoir écouté une donzelle à la sortie du pays, alors que je pensais à m'éclipser en douceur.

— Par là Genève, ma belle ?

— Oui.

Elle eût répondu et offert ce oui à n'importe quelle demande.

*
* *

Je ne suis pas tellement l'ami des médecins. L'un d'eux, le plus renommé des légistes, que j'avais caricaturé, m'a dit, à table :

— Il faudra soigner votre foie.

Conseil ? ou humeur ?

Un autre, récemment, explosa de joie :

— Alors ? Vous avez été malade ? ... Des vers intestinaux ! ... Bravo ! Parfait ... Un docteur a eu raison de vous ... Nous avons toujours le dernier mot ... Nous sommes encore plus forts que la bicyclette.

Ruffier, lui, hurla :

— Surtout ! Ne lâchez pas le vélo ...

Un dernier enfin, hier (j'avais déjà commencé d'écrire mon article), auquel j'avais présenté un jeune champion du sprint, sanctifia ma résurrection après m'avoir examiné aussi :

— Mais ... vous avez un ventre de vingt ans.

Je n'en demandais pas tant.

À la vôtre quand même, docteurs (avec un s). À la bonne vôtre ... Un grand verre de sirop de route.

René CHESAL.

(1) Voir Le Chasseur Français de septembre 1949.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 539