... N'entre mouche. » Tout le monde connaît la
devise du grand argentier du XVe siècle, dont le palais, plus que
jamais majestueux et arrogant en notre époque de blocs d'immeubles, est une des
gloires de Bourges. Mais, en conseillant de « la fermer », Jacques
Cœur recommandait la prudence.
L'étrange personnage dont nous allons reparler aujourd'hui
n'a en vue (en nous disant la même chose) que de ménager nos forces physiques.
Il s'agit d'un phénomène de résistance que je vous ai déjà présenté et qui, en
1886, relia Pau à Calais sur un tricycle dont l'ensemble (machine et paquetage)
pesait 54 kilogrammes.
Il s'appelait Baby, bien que n'ayant rien d'un
nourrisson. Son vrai nom était Daniel. On dut lui donner l'autre, qui lui
resta, en lui tapant sur l'épaule ou sur le ventre. Il a cependant l'air d'un
routier qui ne plaisante pas, sur sa photographie déjà pâlie par plus d'un
demi-siècle de sous-verre.
Avant de parler des excellents conseils qu'il donne aux
cyclistes routiers, disons qu'indépendamment du Pau-Calais en six jours qui le
rendit célèbre, il fut recordman des vingt-quatre heures en tricycle avec trois
cent trente-trois kilomètres (en 1884 !) et réalisa Paris-Vienne, toujours
en tricycle (et quel tricycle !), en sept jours et cinq heures.
Mon ami M. Rabault, rédacteur en chef du Cycliste,
nous apprend aussi des choses bien curieuses : Baby fut chef de gare à
Trêves ; son fameux tricycle figure aujourd'hui au musée de la locomotion
à Compiègne. Il participa à des courses d'automobiles en Espagne (des voitures
à pétrole de ce temps-là ! ... et en Espagne encore !).
Finalement, comme tous les hommes, il mourut, mais de façon absurde : des
suites d'un coup de pied de cheval. Tel Dumont d'Urville trouvant la mort dans
un accident de chemin de fer à Meudon. Tel l'héroïque, l'insolent, le
prodigieusement brave général Fournier-Sarlovèze mourant d'une attaque ...
de rhumatismes. Tout arrive. Paix aux cendres de Baby !
Sa figure est énergique, barrée d'une épaisse moustache. Son
costume paraît pratique et sans originalité. Son tricycle comporte deux très
grandes roues qui devaient se voiler bien facilement. La roue avant est très
petite. L'axe en est à la hauteur du pédalier, et celui-ci au quart seulement
du diamètre des roues arrière. La multiplication est presque nulle. Ce tricycle
devait développer à peine quatre mètres. Ce n'est peut-être pas sur cet engin
qu'il accomplit son Pau-Calais, car le tricycle représenté est pourvu d'un
guidon, tandis que Baby parle de « poignées automatiques » qui
devaient être situées aux côtés du véloceman et impliquent la direction par
tringles.
Peu nous importe. Daniel, tout en pédalant, réfléchit,
pense, enfante des conseils, modèles de véritable sagesse : « Le véloceman
qui veut aller loin est obligé de régler la dépense de ses forces musculaires
comme le mécanicien est tenu de compter avec la force motrice de sa machine. Si
le conducteur de la locomotive ouvre, dès le départ, le régulateur tout au
large, il aura beau mettre du charbon, faire un feu d'enfer, la vapeur diminuera
et il restera en route. Il est de toute nécessité d'habituer les muscles au
mouvement avant d'employer leur force.
» Il ne faut jamais accélérer la vitesse jusqu'à ce
que l'on soit obligé de respirer par la bouche. »
Et il ajoute que, si l'on respecte ces règles, il sera
inutile de regarder sa montre et de compter les bornes ; on arrivera
toujours à destination, frais et dispos.
Si la comparaison du cycliste et de la locomotive est
typique d'un ex-chef de gare, elle est pourtant admissible. Nous traduirons :
vos forces sont un patrimoine qu'il importe de ne pas dilapider. Vous
constaterez que vous en êtes trop prodigue quand vous ouvrirez la bouche pour
respirer.
Évidemment, cela sous-entend qu'on respire normalement,
c'est-à-dire par le nez. Baby devait être un parfait « nasal ». Son
avis n'en est pas moins excellent.
Nous dirons donc : de même qu'on doit passer à un
développement plus grand non pour aller plus vite, mais quand les
jambes tournent trop vite, il ne faut pas fermer la bouche quand un
effort supérieur à vos moyens vous la fait ouvrir, mais il faut réduire cet
effort pour qu'elle ne s'ouvre pas.
Tout change, sauf notre machine humaine, et la preuve en est
que des conseils de ce genre, datant de l'époque du tricycle à caoutchoucs
pleins, sont parfaitement valables et utiles actuellement et, sans doute, le
seront toujours.
Sans doute Daniel, dit Baby, goûta la joie d'épater le
bourgeois tout en se prenant au sérieux ; mais il avait bien raison de se
prendre au sérieux. Il nous rappelle que le tricycle devança la bicyclette et
lui fit longtemps concurrence. Aucune commune mesure n'existe entre ses
exploits et ceux de nos coureurs d'aujourd'hui. Que ferait un Baby dans le Tour
de France, il est impossible de répondre ; mais offrez à un coureur du Tour
de monter sur le tricycle de notre « phénomène », puisque cet engin
existe encore, et de se rendre avec de Pau à Calais en cinq jours, je garantis
que pas un seul ne relèverait le défi. Et si nous ne possédions l'horaire
quotidien exact de cette première « diagonale », aucun de nous ne
voudrait y croire.
H. DE LA TOMBELLE.
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