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Vingt ans après

Pendant vingt années d'entre-deux-guerres, l'athlétisme français — d'une saison ou d'une génération — tenait le plus souvent à un nom et à un homme. Ce nom et cet homme, phare et symbole, emplissaient à eux seuls les palmarès et les chroniques, alimentaient l'espoir et l'orgueil, concentraient, en quelques syllabes magiques, notre unique trésor athlétique. Aussi nous avons connu des lustres Mourlon et un lustre Ladoumègue, et une année-Joye, une année-Rochard, une année-Brisson.

Nous reportions sur l'élu de la saison notre enthousiasme actif et nos fiertés déçues, nous lui déléguions notre soif de miracles. J'entends encore la grande clameur amoureuse et suppliante de trente mille hommes debout sur les gradins de Colombes. Une clameur tendre et tonique qui saisit aux fibres Prudent Joye fléchissant dans le virage pathétique et le projetait en avant, vers notre seule victoire des Championnats d'Europe.

Lorsque nous établissons le bilan de ces trois dernières années, nous ne retrouvons aucune fresque et aucune émotion comparables à celles-ci. Nous n'avons plus de prophète unique, mais une prodigieuse floraison de demi-dieux adolescents. Si nous pouvions contracter ces jeux de sève et de soleil en une formule abstraite, nous pourrions dire avec raison : diversité dans la qualité.

Nos victoires internationales sur la Suède et l'Angleterre, qui sont (Allemagne mise à part) les deux seigneurs de l'athlétisme européen, notre comportement aux Championnats d'Europe à Bruxelles, notre palmarès et nos records, nos réserves et notre puissance de renouvellement sont dans l'histoire physique de la race des faits nouveaux et très remarquables.

Des faits nouveaux ... Je relisais cette semaine un essai écrit par Alexandre Arnoux, au lendemain des Jeux de Los Angeles. J'en extrais un fragment particulièrement représentatif.

« Il faut en prendre notre parti. Pour plusieurs générations, nous voici classés : nous sommes résistants, brévilignes, entêtés, bons pour lever les poids ou lutter corps à corps, presque inertes aux démarrages, sans pointe finale ; conservateurs, grammairiens, procéduriers, voués au culte des mots, gardiens du vieux folklore européen, de la raison raisonnable, massifs et routiniers au milieu des peuples primesautiers, instinctifs, aux départs foudroyants. Notre littérature, si uniment psychologique et provinciale, au moins en ce qui concerne sa masse, ne peut qu'étayer ces préjugés. »

Toutes ces considérations, bonnes et valables à l'époque où elles furent émises (1932), nous semblent risibles aujourd'hui. Il n'est plus possible de parler d'une littérature « uniquement provinciale ». Ce qui était valable pour Estaunié, Henry Bordeaux et Gaston Chérau, ne l'est plus pour quatre lustres où sont passés Giraudoux, Montherlant, Sartre, Anouilh, Malraux, Thierry Maulnier et quelques autres.

Et que dire des caractères physiologiques de la race vus à travers le miroir déformant de cet essai ? Qui pourrait raisonnablement penser aujourd'hui, en regardant Camus, Valmy, Martin du Gard, Brault, Guillon, Porthault, que nous ayons jamais été « inertes au démarrage, massifs et routiniers, au milieu des peuples primesautiers, instinctifs, au départ foudroyant ».

Et comment expliquer en outre l'éclosion simultanée de Bally et d'Heinrich, de Vernier et de Damitio, de Faucher et d'Arifon, de Clare et de Darot ? Il est probable que cette multiple coïncidence est le fruit d'une politique précise et heureuse. Il est certain qu'elle illustre une loi de l'espèce : dans tous les domaines — militaire ou politique, artistique ou athlétique — les peuples connaissent des périodes de feu et des ères de sommeil, des léthargies et des résurgences.

Ceci peut nous amener à comprendre pourquoi nous avons détenu, pendant dix ans, le sceptre mondial du tennis avant de devenir un des plus pauvres pays d'Europe dans cette branche. Et, inversement, notre actuelle opulence dans l'athlétisme contemporain succédant à une longue disette.

Il nous reste à tout mettre en œuvre pour prolonger longtemps cette richesse charnelle qui fait notre orgueil et notre joie.

Gilbert PROUTEAU.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 540