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L'exploration des mers

Le club alpin sous-marin de Cannes

Le vieux rêve de l'homme : descendre vivre dans l'eau, est aujourd'hui, chaque jour, réalisable pour n'importe qui, aux rivages méditerranéens.

Sans attache avec l'extérieur, sans aucune aide, avec un appareil qui n'alourdit pas, n'engonce pas, mais, au contraire, délivre de la pesanteur, je peux, tu peux, il peut aller faire un tour chez les poissons.

C'est le scaphandre autonome Cousteau-Gagnan qui a rendu possible et même quotidien ce miracle (1). Un ou deux cylindres d'air comprimé sur le dos, un embout de caoutchouc dans la bouche, des lunettes étanches pour protéger les yeux et e nez, — c'est tout. Dangereux ? Pas du tout, si l'on se tient, par prudence dans une limite de 40 à 50 mètres de profondeur.

Non, il n'y a pas de faute d'impression : nous disons bien 40, ou 50 mètres. Pas la première fois, bien sûr, mais, à la troisième ou quatrième séance, on peut atteindre cette profondeur. Beaucoup de plongeurs entraînés vont facilement, sans précautions spéciales, à 60 et 70 mètres. Au delà, seuls les as s'aventurent, mais ils doivent remonter lentement, par paliers, d'autant plus progressivement qu'ils sont demeurés plus longtemps et plus profondément dans l'eau : ainsi l'azote que le sang a dissous à une pression de 5, 6, 7 ou 8 atmosphères, a le temps de se dégager sans que ses bulles encombrent les vaisseaux et risquent de créer la mortelle embolie gazeuse.

Il y a eu un accident mortel ; mais le plongeur ne doit pas y songer, car cet accident s'est produit dans des conditions très particulières ; en voulant battre un record et en le battant. En 1947, à Toulon, le quartier-maître Fargue, déjà descendu à 110 mètres sans inconvénient, voulut aller plus bas encore. Dans des fonds de 150 mètres, une corde avait été verticalement tendue entre un « corps mort », au fond, et un bateau à la surface. De 5 mètres en 5 mètres, des ardoises y étaient attachées ; avec de la craie, le plongeur devait y faire une croix pour prouver son passage. Il plongea ; on vit longtemps ses bulles d'air remonter à la surface, puis on ne les vit plus ... Il avait signé l'ardoise de 120 mètres, son but ; mais il avait sans doute voulu descendre plus bas encore, il avait ressenti la torpeur fatale due à la présence dans le sang d'azote, il avait dû littéralement s'endormir, avait lâché l'embout tenu entre ses dents et s'était noyé.

Ce tragique exploit ne change rien à l'immense valeur pratique du scaphandre autonome, dont la limite de sécurité pour le commun des mortels doit rester de 40 à 50 mètres, et même, pour plus de sûreté encore, pour n'avoir aucune précaution à prendre, de 40 mètres.

Or, par un heureux hasard, cette limite d'une quarantaine de mètres est celle de la zone la plus intéressante par sa beauté et par ses êtres vivants. En deçà de 20 mètres, le spectacle est celui que l'on peut imaginer en regardant, de l'extérieur, les fonds marins, ou bien en plongeant tout près de la surface avec des lunettes étanches. Mais, à partir d'une vingtaine de mètres, avec le règne des gorgones et des coraux, avec l'absence d'ombres causée par une lumière partout diffuse, le spectacle change totalement et devient absolument fantastique. Au delà, il change à nouveau. D'abord parce que la lumière est peu à peu absorbée par l'épaisseur de l'eau et devient vague pénombre glauque ; ensuite parce que la zone de la plus intense vitalité marine a cessé ; enfin parce que les sites sont beaucoup moins tourmentés, les fonds de vase, à peine mamelonnés ou parsemés de blocs, remplaçant les blocs rocheux que l'on trouve près des côtes. Tous ceux qui sont descendus dans ce royaume de la mort verte, ce pays sans ombres, en sont revenus angoissés par sa désolation.

Donc, pour deux raisons concordantes, de sécurité et d’intérêt, le champ d'action du scaphandre se limite à 30 ou 40 mètres. Ne faisons pas la petite bouche : c'est beaucoup, c’est énorme. Il y a là de quoi bouleverser toute l'étude de la biologie marine : le savant de demain descendra étudier les animaux marins sur place, dans leur habitat même ; bien mieux, déjà, de tels savants existent ; c'est à la Station Marine d'Endoume, dépendant de la Faculté des Sciences de Marseille, que ce scaphandre est, pour la première fois, utilisé aux fins d'études biologiques systématiques ; J.-M. Pérés, directeur de cette station, J. Picard et P. Drach se sont livrés à des études sur la faune et la « flore » des versants rocheux proches de la côte et surtout des grottes sous-marines de la région de Marseille. Nul doute que de telles explorations n'apportent au cours de ces prochaines années, si elles sont menées un peu partout, et avec suite, la découverte d'espèces nouvelles. (Que l'on songe aux faibles, aux infimes moyens d'investigation que possèdent les pêcheurs — ou les savants — pour ramener les animaux des fonds marins ...)

Il y a là, aussi, tout un domaine nouveau qui s'ouvre à un sport et même à un « tourisme » absolument inédit. C'est Cannes qui est le centre de ce nouveau sport, Cannes aux côtes particulièrement découpées et variées avec le Cap d'Antibes, avec les Îles de Lérins, avec l'Estérel, où les grottes et les failles sous-marines sont particulièrement abondantes, Cannes où une clientèle de touristes sportifs et riches devait forcément consacrer un sport inédit et sensationnel, Cannes où s'est créé un club d'un genre absolument inédit : le Club Alpin Sous-Marin.

Ce nom est tout un programme. À première vue, la juxtaposition de ces deux épithètes « alpin » et « sous-marin » est fort surprenante. Mais, si l'on y réfléchit, on comprend fort bien ce qu'ont voulu exprimer ainsi ses créateurs : le sport nouveau est un alpinisme à l'envers, c'est une aventure comme l'aventure alpine. Et ces zones rocheuses dans la mer, ces falaises, ces grottes ne sont-elles pas les derniers contreforts des Alpes, les véritables Alpes « Maritimes » ?

Fort de plus de cent membres, très actif, organisant des sorties collectives, des courses au trésor sous-marines, des baptêmes sous-marins, des recherches d'épaves et même des explorations archéologiques, le Club Alpin Sous-Marin n'a vraiment pas d'égal dans le monde.

Grâce à lui, les fonds autour de Cannes sont, de tous les fonds de l'univers, ceux qui sont les mieux connus. Sans ces explorations directes, comment connaître la mer ? Que peuvent donner des sondages ? Que peut rapporter d'une rapide exploration, limitée à quelques secondes, le plus valeureux des plongeurs libres ? Et, pratiquement, les plongées de ces ouvriers le plus souvent incultes que sont les scaphandriers professionnels ont-elles jamais donné la connaissance sous-marine ?

Les Cannois ont découvert toute une série de sites sensationnels : la « Cathédrale Notre-Dame », une grotte sous-marine, dans l'Estérel, la « Vallée de la Mort » (55 mètres de fond, dans un univers sans formes), et surtout le « Tombant du Vengeur ».

Le « Vengeur », c'est un récif des îles de Lérins où sombra jadis un bateau de ce nom ; un « tombant », dans le langage des pêcheurs et des plongeurs, c'est une falaise, un à-pic. Au « Vengeur », une muraille quasi verticale descend d'un seul trait jusqu'à 41-42 mètres de profondeur ; le plongeur, en descendant le long de cette paroi, y voit défiler toutes les végétations marines, tandis que la lumière s'éteint peu à peu. Un jour, pensent les dirigeants du Club Alpin Sous-Marin, ce sera une grande attraction touristique.

Pierre de LATIL.

(1) Voir Le Chasseur Français de juillet et d'août 1950.

Le Chasseur Français N°643 Septembre 1950 Page 575