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La perdrix rouge

Si le lapin anime par son agilité et ses attitudes nos champs et nos bois, s'il leur donne une gaîté enfantine, la perdrix rouge leur apporte plus de grâce et la force du sentiment maternel.

Qui n'a vu comme le fabuliste la perdrix faire la blessée, offrir sa vie pour sauver celle de ses petits, ne peut comprendre à quel point peut monter le dévouement intelligent d'une mère.

Un jour de juin, ma chienne m'ayant échappé sur une colline en terrasse, je la retrouvai à l'arrêt dans les herbes. Je m'approchai d'elle pour la reprendre, lorsqu'une perdrix battit les herbes en se traînant, atteignit en laissant pendre une aile un mur de pierres sèches à moitié effondré. Dora la suivit, toujours crispée par l'arrêt, cependant que je distinguais les pouillards non volants qui s'égaillaient sous le couvert. Leur mère fit une manœuvre dont j'admirais l'intelligence devant le danger qu'elle bravait. Elle resta au découvert, se traîna, faisant juste un petit saut au dernier moment en s'éloignant de ses petits, pour éviter les mâchoires de la chienne qui s'énervait. Je la voyais à trois ou quatre mètres. Dans ses yeux, je lisais l’épouvante qu'elle dominait. Pendant un arrêt, je saisis Dora au collier, je la repris en laisse st je m'éloignai au plus vite. La perdrix était déjà dans les herbes ralliant sa famille.

Son amour maternel remonte encore plus haut que la protection de ses petits. Chacun sait les destructions que les prairies artificielles ont causées. À l'époque de la nidification, presque tous les paysans vous diront qu'en fauchant les luzernes et les sainfoins ils ont détruit involontairement les œufs d'un nid et bien souvent aussi la couveuse. Cette dernière avait trouvé dans une luzernière un endroit propice pour faire son nid : couvert croissant tous les jours, pas de passants pour la déranger, nourriture abondante. La vie frémit dans quinze beaux œufs qu'elle nourrit de sa chaleur, quinze poussins dans les coquilles se forment sous ses ailes. Hélas ! un matin un piétinement sourd, un bruit de fer retentit dans le champ, tourne, se rapproche à chaque instant du nid. La pauvre mère à travers les herbes voit l'énorme appareil venir sur elle. Elle s'écrase sur les quinze vies. Dans un bruit de cataclysme, indifférente la machine passe. Parfois au dernier moment la perdrix fuit, mais combien d'autres sont broyées par les mâchoires de la faux.

Admirable perdrix rouge ! Sa vitalité est extrême. Tous les éditorialistes disent qu'elle gagne du terrain sur la grise, que son habitat s'agrandit chaque année. Le bois, la plaine, le marais, les vignes, tous les terrains lui conviennent, et elle prospère aussi bien dans les genêts du Massif Central que dans les enganes des bras du Rhône. Un ennemi nouveau, m'assure-t-on, un piège où elle succombe vient là de se tendre contre elle : la rizière où bien de jeunes compagnies vont se noyer, car sous les feuilles vertes du riz il y a l'eau traîtresse.

Lorsque les perdrix ont atteint leur développement, leurs moyens de défense sont puissants : elles piètent infatigablement à tel point qu'on leur a reproché de ne pas convenir aux chiens méticuleusement dressés. C'est plutôt qu'à un gibier de cette valeur un automate ne saurait s'adapter. Aussi rares sont les chiens dont l'intelligence et les moyens s'élèvent à la hauteur des siens. Blessées, elles échappent bien souvent aux chasseurs et, si elles meurent quand même, elles leurs refusent la satisfaction de la victoire. Bien avant l'arrière-saison, elles partent de loin, font de grands vols. Seuls quelques passionnés continuent à les poursuivre.

Les chasseurs des campagnes ne sont pas, en général, des chasseurs de perdreaux : ils les chassent un peu à l'ouverture, puis aiment mieux faire courir le poil. Mais cela ne les empêche pas de trouver la perdrix rôtie très agréable. Aussi quelques-uns se laissent-ils à aller à la braconner, souvent hélas ! avant l'ouverture, par les moyens que tous les chasseurs connaissent.

La perdrix n'en demeure pas moins un de nos gibiers de fond, et ceux qui excellent dans son tir sont classés grands tireurs. Au temps des fusils à pistons, on disait qu'elle était un vide-poires, poires à poudre et poires à plombs. Le terme était même plus imagé. Qu'on m'excuse si la bienséance m'interdit de préciser davantage ... Puisqu'elle met une si évidente bonne volonté à s'accrocher à ses habitats et à en conquérir de nouveaux, des mesures appropriées ne manqueraient pas de lui être favorables.

Outre les mesures de caractère général contre le braconnage, il faudrait trouver un moyen de pallier les massacres dans l'œuf de la fenaison. Des milliers de perdreaux sont perdus chaque année dans les plaines, là précisément où, en raison de la division de la terre, la chasse est le moins organisée. Certes, le problème n'est pas facile à résoudre, mais il ne doit pas être impossible de trouver une solution. On ne peut demander aux paysans de renoncer à faucher leurs luzernes et leurs sainfoins. On pourrait alors récupérer les œufs découverts et en poursuivre l'incubation. Un ami m'affirme que pour la perdrix rouge la réussite est très incertaine. Peut-être pourrait-on repérer les nids à l'avance et laisser autour un carré d'herbe suffisant, quitte à indemniser le propriétaire ; ou bien trouver un moyen pour obliger la perdrix à couver ailleurs. Je ne vois pas qu'il existe d'autres solutions que la récupération, la protection ou l'éloignement. Je reconnais qu'aucun de ces procédés n'est facile à mettre en œuvre, mais dans l'intérêt de la chasse la perdrix rouge vaut bien qu'on s'occupe d'elle autrement que pour la chasser.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°644 Octobre 1950 Page 578