Les abonnés du Chasseur Français se souviennent
assurément de sa couverture d'août 1948. Deux cavaliers arabes, escortés de
leurs sloughis, vont, au petit galop de leurs étalons, à travers un paysage des
Hauts Plateaux, sec, jaune, torréfié de soleil, qui fait très Sud algérien. Ils
vont à la recherche du lièvre — l’arneb — gîté en quelque
touffe d'alfa. L'un, empaqueté dans son lourd burnous, tient au poing son
faucon — pèlerin, semble-t-il, — cependant qu'un autre oiseau en
toute liberté se cramponne au guennour de l'homme et bat des ailes au vent de
la course. Spectacle presque familier en terre d'Islam, berceau de la
fauconnerie, où, mieux que partout ailleurs, elle s'est maintenue, de la Perse
au Maroc. Et nous avons chez nous, en Tunisie désertique, l'oasis de Kebili,
près du Chott el Djerid, qui représente le lieu saint, La Mecque où se transmet
dans toute sa pureté le grand art de l'affaîtage, du dressage des oiseaux de
proie.
« Mais, en France, diront bien des gens, il y aurait
encore des fauconniers ? Première nouvelle ! » Il en reste
toujours, les tenants de ce vieux sport n'ont jamais abandonné et ceux d'à
présent se sont groupés en une association : La nationale des
fauconniers et autoursiers français. Malgré sa modestie, son secrétaire
général, M. Abel Boyer, ne m'en voudra pas de dire qu'il est un apôtre et
qu'aux portes de Paris il met toute sa foi et beaucoup de son temps à la
résurrection d'une chasse faite de finesse et d'élégance : la fauconnerie.
Fauconnerie, ce mot à lui seul évoque un long passé. L'un se
rappelle une image du livre où, enfant, il apprenait l'histoire de France. Tel
autre revoit une eau-forte ou la naïve gravure sur bois de quelque vieux traité
de volerie. Tel autre se souvient du tableau d'un maître — Téniers ou
Snyders, — d'une tapisserie des Flandres, où des autours chassent à
travers des verdures de haute lice toute une volière d'oiseaux bariolés. Pour
moi, je revois une toile du Pisanello : La Dame au Faucon. Entourée
de ses cavaliers d'armes, une princesse de la Renaissance italienne chevauche
une blanche haquenée ; elle passe sur une prairie de narcisses, devant un
mur d'orangers, piqueté de boules d'or ; elle va, muette et grave, portant
sur son gantelet de cuir un faucon chaperonné de gueules, cependant qu'en un ciel
de clair azur deux gerfauts s'empressent à lier un héron ...
La fauconnerie faisait partie intégrale du Moyen Age et de
la Renaissance, et les vieux ouvrages abondaient alors qui lui étaient
consacrés. Quel bibliophile ne connaît les fines miniatures ornant le Traité du
duc Sforza ou les gravures rustiques de celui de Charles d'Arcussia, seigneur
d'Esparron et des Pallières, le gentilhomme provençal dont le livre est à la
volerie ce qu'est à la vénerie celui de du Fouilloux, le bon veneur poitevin ?
Alors, dès que la représentation est œuvre d'artiste, la
présence d'une belle dame empanachée en est la figure essentielle. Il semble
qu'elle soit là pour nous dire qu'en des temps souvent rudes la fauconnerie
était faite de beauté, de grâce féminine, d'élégance et non de brutalité. Telle
elle est restée.
Aujourd'hui, pourtant, la princesse du Pisanello, si elle
revenait, et qu'elle rencontrât les gendarmes, risquerait de se voir dresser
procès-verbal et d'aller asseoir sa belle robe de brocart sur les bancs de la
Correctionnelle, à côté des braconniers, du colleteur, du traîneur de « drap
des morts », du destructeur à la chanterelle ... La loi de 1844 lui
apprendrait que la fauconnerie n'est pas énumérée parmi les chasses licites et,
du même coup, se trouve confondue avec les moyens prohibés.
On s'est souvent demandé pourquoi la loi ne mentionnait pas
la chasse au faucon. Cette abstention a lourdement pesé sur sa survivance, et
notre pays ne peut s'enorgueillir d'organisation aussi belle que le Falconers
Club britannique, ou le Falkenorden allemand. C'est dommage.
On a proposé beaucoup d'explications de ce silence. On a
prétendu que c'était par réaction contre les abus — plus ou moins
véridiques — des seigneurs de jadis ; une revanche du manant, du
paysan, dont autrefois les récoltes avaient été piétinées par les cavaliers
suivant le vol de leurs oiseaux. Et la chasse à courre, alors ? Et la
simple chasse à tir, avec un chien d'arrêt battant les blés noirs, les trèfles
à graines et les vignes mûres ? Non, tous ces abus — vrais ou
supposés — en 1789, le Tiers État les a corrigés très simplement : en
se les autorisant à lui-même. Il s'est annexé le chien courant, il se fût tout
aussi bien annexé les oiseaux de vol. D'ailleurs, quelle revanche avaient à
prendre les législateurs de 1844, d'une Chambre royale composée de grands
bourgeois, de gros propriétaires fonciers, d'aristocrates, de généraux, de
banquiers, élus au suffrage censitaire, et bien loin d'être hostiles au passé ?
L'explication ne tient pas debout.
On a voulu que le législateur ait redouté le mal fait au
gibier. C'est ignorer tout du caractère de la volerie. Elle détruit peu,
infiniment moins que la moindre chasse à tir, ou alors il y faudrait un luxe
d'équipage, de chevaux, de gens de pied, de chiens, de faucons, d'autours, qui
allait bien autrefois, mais qui n'est plus de notre temps. Ce sport demande
beaucoup de temps et d'argent ; il est fort difficile de se procurer des
oiseaux ; le prix en est très élevé, leur nourriture est dispendieuse ;
ils sont délicats à dresser, ils sont fragiles, nécessitent de grands soins,
certains ne peuvent se faire à la captivité, d'autres sont des non-valeurs.
Aussi est-il très rare qu'un amateur ait plus d'un ou deux bons oiseaux, trois
au plus. Les fauconniers sont comme les chasseurs : ils ne sont pas
constamment à leur passion. Aux jours de sortie, l'oiseau ne chasse qu'une
fois, pour son unique repas quotidien. S'il fait une capture, son maître doit
obligatoirement le récompenser, lui donner son pât (sa viande nourricière) ;
après quoi il refuse de chasser. S'il a manqué sa proie, au premier ou deuxième
vol, il est vite dégoûté ; il revient à son maître et ne veut plus voler.
Là encore, sous peine de le dépiter pour l'avenir, le maître doit lui donner
son pât, et la chasse est finie. On conçoit que, dans ces conditions, un faucon
soit infiniment moins meurtrier qu'un calibre 12, toujours prêt à recommencer,
et qui ne connaît d'autres limites que la lassitude de l'homme. Le fauconnier
chasse pour l'art et non pour la cuisine.
Le plus souvent, d'ailleurs, il ferait une triste cuisine :
salmis de pie ou soupe au corbeau. En effet, la fauconnerie n'emploie plus
guère en France, parmi la nombreuse famille des rapaces, que deux sortes
d'oiseaux. Les autres furent jamais utilisées, ou sont tombées en défaveur. La
buse, oiseau ignoble, lâche et couard, incapable de prendre proprement une
proie, n'est bonne à rien ; les milans ne valent guère mieux. Le hobereau,
l'épervier, le busard, ces terribles chasseurs, sont mal utilisables ;
dans la pratique, on ne les emploie plus. Restent l'autour et le faucon
pèlerin, tous deux redoutables et magnifiques échantillons de rapaces. Mais le
pèlerin est oiseau de haut vol ; ce nom signifie qu'il vole et
chasse haut, il n'attaque guère ce qui se rase, ce qui piète ou se tient au
couvert. Par contre, il attaque volontiers les oiseaux en hauteur :
corbeaux, pies, hérons. Il fournit les chasses les plus spectaculaires, et
c'est lui que les fauconniers prisent le plus. Le vol du héron, très en altitude,
est le plus remarquable, et l'on voit, par les vieilles gravures, que le héron,
bien plus commun jadis qu'aujourd'hui, faisait souvent les frais de la fête. Le
plus luxueux traité qui ait paru, celui de Schlegel, dédié, en 1844, au prince
d'Orange (le futur Guillaume III de Hollande), album illustré d'admirables
portraits d'oiseaux, porte, en première page, un tableau de Sonderland, une
chasse au héron de toute splendeur. Si l'on veut « faire » du gibier
pour la cuisine, perdreau, lapin, lièvre, on emploie de préférence l'oiseau de bas
vol, l'autour, qui chasse en rase-mottes, croche un lièvre quatre fois
lourd comme lui et n'hésite pas à se laisser traîner dans les couverts, les
broussailles, jusqu'à ce que le pauvre capucin s'arrête, épuisé, le crâne à
vif, les reins ou les côtes poignardés par les terribles serres de son ennemi.
Mais, pour ce résultat, il faut qu'au cours de son affaîtage le rapace ait été
nourri du gibier qu'on lui fera chasser plus tard et mis au point sur lui. À
notre époque, il n'est ni commode, ni même licite, de s'approvisionner en
lièvres et perdreaux à la saison où s'opère ce dressage, alors que l'on obtient
aisément pies et corneilles. Le résultat est que, dans la pratique, le
fauconnier ne chasse guère que pies et corbeaux, hérons aussi dans les régions
de plus en plus rares où il s'en trouve assez. On ne voit donc pas pourquoi le
législateur aurait redouté la fauconnerie pour notre cheptel gibier.
Donc la loi de 1844 n'avait en vue ni la revanche du manant,
ni la protection du gibier. Son silence ne viendrait-il pas plutôt de l'oubli ?
Nous avons vu que Moyen Age et Renaissance avaient été l'âge d'or de la
fauconnerie. Elle était alors le seul mode élégant de se procurer du gibier à
plumes ; le fusil n'existait pas ; on employait les moyens catalogués
maintenant braconnage : collets, mues, filets. L'on comprend aisément que
les sportifs de ce temps aient mille fois préféré la magnifique aventure de
voler l'oiseau. Vinrent la pesante arquebuse, le mousquet, moins lourd ;
le fusil, plus léger ; la grenaille. La fauconnerie avait du plomb dans
l'aile (si j'ose ainsi parler !). Dès lors, elle déclina, s'effaça. Les
traités si nombreux perdirent leurs lecteurs, disparurent. Ceux qui vinrent
ensuite, Goury de Champgrand, Schlegel, n'étaient plus des manuels pour
fauconniers ; c'étaient des œuvres de grands artistes pour bibliophiles.
En 1844, le déclin chez nous était à son plus bas ; la fauconnerie était
morte et enterrée, la loi est restée muette sur son sort ; si elle en eût
parlé, c'eût été pour une oraison funèbre.
Je dis bien muette. Car, alors qu'elle interdit
nommément maintes chasses en usage jusque-là, et qui ont parfois subsisté sous
forme de tolérances locales (gluaux, filets, pipée, chasse de nuit, etc.), il
n'est nullement question, dans cette liste, de la chasse à vol. Elle ne
l'interdit, ni ne l'autorise, elle n'en parle pas. Aussi certains bons esprits
estiment qu'elle n'est nullement prohibée. M. Radot, président du
Saint-Hubert-Club, vice-président du Conseil international de la chasse, en
juge ainsi. Pour lui, la chasse à vol doit être comprise dans les
chasses à courre et à cris. Il y aurait fausse interprétation de la
volonté du législateur en la déclarant illicite parce qu'insuffisamment
précisée dans le texte promulgué. Mon opinion tient un rang modeste en face
d'une telle référence, mais elle est identique.
Dans la réalité, la tolérance s'est établie, mais elle n'est
pas officielle ; un propriétaire qui sur sa terre, muni de son permis de
chasse, en période d'ouverture, détruirait un corbeau à l'aide d'un oiseau de
vol n'est pas à l'abri du procès-verbal d'un imbécile. C'est arrivé, ce ne doit
plus être. Puisqu'il n'existe aucune raison valable d'interdire la fauconnerie
et qu'en fait elle l'est à peine, qu'on le dise en droit. Des apôtres, des
passionnés cherchent à ressusciter un antique déduict, qui fut une des parures
de la France. Pour les y aider, il suffit d'ajouter trois petits mots à
l'article 9 de la loi : « Dans le temps où la chasse est
ouverte, le permis donne à celui qui l'a obtenu le droit de chasser le jour
soit à tir, soit à courre, soit à vol, à cor et à cris. » Si l'on
trouve bien lourd de mettre en branle l'appareil législatif du Parlement, un simple
arrêté ministériel y suffirait. Nul ne conteste la légalité de ceux qui ont
correctionnalisé la divagation des chiens et permis de fusiller les chats
errants. Que le ministre dise : « Entendus nos conseillers juridiques
et les experts en cynégétique, la chasse à vol est autorisée dans le cadre des
lois en vigueur. » Cette simple phrase réjouirait bien des cœurs !
Naguère un ministre soucieux de voir renaître une belle
chose avait pensé créer une fauconnerie d'État au château de Chambord, dont le
parc est actuellement notre plus grand centre d'élevage. Cette initiative eût
attiré bien des visiteurs curieux de revivre dans un cadre princier ce qui fut
jadis plaisir de grand seigneur. Des difficultés budgétaires ont mis en sommeil
ce beau projet. Souhaitons qu'il se réveille ; c'est le vœu de tous les
fauconniers. Ce jour-là, lorsque les ailes de leurs faucons monteront au ciel,
un grand cri d'allégresse les accompagnera : la vieille devise de la
fauconnerie : « En penne (1), en joye. »
Albert GANEVAL.
(1) En vieux français, « penne » signifie plume.
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