Il y a deux manières de vivre à plat : sur le côté ou
sur le ventre. Les soles ont choisi le premier, les raies le second pour
s'aplatir et se dissimuler sur le sable. Mais, dans la première solution, un
des yeux va se trouver aveuglé. Qu'à cela ne tienne ! Cet œil, chez les
soles et leurs cousines, se met à voyager, fait le tour de la tête du très
jeune poisson pour rejoindre presque l'autre, à moins qu'il ne préfère prendre
un raccourci à travers les chairs encore transparentes. La seconde solution
offre, elle aussi, un très grave défaut : la bouche plaquée contre le sol
ne pourra pas jouer son rôle d'aspirateur dans le mécanisme respiratoire sans
que du sable ne se mêle à l'eau et ne vienne engorger les branchies ; les
raies, cependant, s'organisent fort adroitement pour éviter cet inconvénient ;
nous allons voir comment.
Chez la sole, il n'y a que deux côtés, ni dos ni ventre.
Chez la raie, au contraire, il n'y a pas de côtés, rien qu'un dos et qu'un
ventre exagérément aplatis. Chez la première prédominent les nageoires dorsale,
ventrale, anale, caudale, qui se réunissent pour auréoler le corps. Chez la
seconde, dorsale, anale et ventrale n'existent pas, ou bien sont atrophiées ou
rejetées vers la queue ; par contre, les pectorales ont subi un développement
excessif et se sont soudées à la tête.
Les poissons, entendus dans le sens le plus courant du mot,
sont en général des « téléostéens », c'est-à-dire des poissons
possédant un squelette osseux et des branchies recouvertes par des opercules,
tous poissons aux œufs fécondés, sauf exceptions, extérieurement, après la
ponte.
Les raies, elles, sont, avec les squales, des « sélaciens »,
poissons dont les œufs sont fécondés par le mâle intérieurement à la femelle,
dont le squelette est cartilagineux et dont les fentes branchiales sont
visibles sur les côtés de la tête.
Mais, au premier abord, la structure des raies apparaît peu
clairement, car leur tête n'a pas de face latérale. Aussi les cinq paires de
fentes branchiales sont-elles bien forcées de se placer soit sur le ventre,
soit sur le dos ; elles ont choisi le ventre, ce qui les rend invisibles
dans la position normale de la bête : à plat dans le sable.
Parmi tous les poissons, les raies (étant bien entendu que
nous comprenons dans ce mot tous les aigles, anges, torpilles, pastenagues et
autres trygons, qui sont classés comme « hypotrèmes », c'est-à-dire
animaux à fentes par en dessous), les raies donc sont les mieux adaptées à
cette vie très particulière. Elles constituent même un exemple parfait d'« adaptation ».
Quelle imprudence d'employer ici ce mot ! Il peut
soulever des polémiques à ne jamais s'éteindre ! Aussi préviendrons-nous
toute discussion en refusant de prendre parti dans la vieille querelle :
l'animal a-t-il adapté ses organes à son genre de vie ou bien se
débrouille-t-il pour adapter sa vie à ses organes ? Dans notre cas
particulier : les raies ont-elles des pectorales déformées parce qu'elles
vivent à plat sur le fond ou bien vivent-elles sur le fond parce qu'elles ont
des pectorales déformées ? ... Ayant pris ces précautions, nous
pouvons employer le mot adaptation ; chacun l'entendra à sa guise :
les faits n'en seront pas moins ce qu'ils sont et pourront être admirés sans
aucune préoccupation philosophique ...
Admirable adaptation, d'abord, de la respiration ...
Les raies ont beau ne pas se coller au fond comme les soles et s'y poser
simplement par le bord de leurs ailes plus que par leur centre même, elles n'en
seraient pas moins gênées par le sable qu'elles aspireraient avec l'eau
nécessaire à leur respiration. Aussi les raies ne respirent-elles pas comme
tous les autres poissons, en aspirant de l'eau par la bouche, en la rejetant
par les ouïes. Elles disposent sur leur face dorsale d'un organe particulier :
les évents.
Il s'agit là, en somme, d'une sixième paire de fentes
branchiales qui a choisi de déboucher en haut et qui s'est différenciée. Ce
sont des trous qui s'ouvrent sur la tête, derrière les yeux. Mais les trous
sont petits et de teinte peu marquée, alors que les évents apparaissent, au
contraire, comme des cratères sombres au sommet de mamelons charnus ;
aussi semblent-ils être eux-mêmes les yeux, des yeux extraordinaires en proie à
de surprenantes pulsations.
Ces pulsations, ce sont celles de la respiration ;
elles marquent la dilatation de la région cervicale pour aspirer de l'eau et sa
contraction pour l'expulser par en dessous, à travers les fentes branchiales.
Elles remplacent donc la bouche dans son rôle habituel, celle-ci ne servant
plus qu'à la seule alimentation.
Mais, dans sa fonction respiratoire, la gueule des autres
poissons se ferme pour que l'eau ne reflue pas du côté où elle est entrée.
Comment, chez les raies, l'eau ne sortira-t-elle pas du trou béant de l'évent ?
Par l'artifice d'une nouvelle « adaptation », grâce à des clapets,
des valvules qui se referment lors de chaque contraction cervicale, et que l'on
entrevoit jouer dans le cratère, et qui semblent donner un clignement à ces
yeux d'un autre monde.
Adaptation également à l'alimentation particulière ...
La bouche, sur la face ventrale décolorée, n'est qu'une large fente. Quand le
poisson nage sur le fond, elle frôle le sable, y cueillant des petits
crustacés, des vers arénicoles, des étoiles de mer, et surtout des poissons
plats de la famille des soles que font lever les ailes. Ainsi le rabot avale
des copeaux ; ainsi la fermière écrème le lait. Chez certaines espèces,
les dents peuvent être coupantes. On trouve, racontée un peu partout, et depuis
un siècle au moins, l'histoire de ce pêcheur qui, voulant débarquer une grosse
raie, la saisit par la bouche ; un mouvement convulsif de la bête
agonisante coupa les deux premières phalanges de l'index. (Mais ne doit-on pas
se méfier des anecdotes que chacun répète sans jamais remonter à la source ?)
Adaptation encore à la chasse particulière ... Ses yeux
étant dirigés vers le haut, la raie ne peut pas voir les proies sur qui elle
s'abat, dans le sable. Mais elle supplée à cette déficience par la structure
même qui la lui vaut : l'étalement de son corps en « disque »
lui permet de se jeter sur le fond, comme un filet, exactement comme un
épervier, sans peut-être savoir ce qu'elle emprisonne sous le couvercle de son
corps. Aucun autre animal au monde ne chasse de la sorte : en s'abattant
sur son gibier, en l'emprisonnant sous son corps. Sans donner trop de créance
aux histoires de plongeurs océaniens écrasés sous la masse de raies vastes
comme une grande chambre, on peut imaginer, en la transposant ainsi à l'échelle
humaine, quelle formidable machine à tuer représente une raie pour des proies à
sa taille.
Ainsi, parce qu'elle est plate, la raie ne vit comme aucune
autre bête ; ou bien elle adapte comme elle peut sa vie; à ses très
singuliers organes. Que l'on choisisse une position philosophique ou l'autre,
on doit s'étonner de la merveilleuse concordance des organes et de la vie.
Pierre DE LATIL.
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