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Tour de France

Le Tour de 1950 a donné lieu dans le grand public à de nombreuses critiques et à quelques déceptions amères. On est allé jusqu'à l'incorrection vis-à-vis de certains coureurs, tantôt par chauvinisme excessif, tantôt par incompréhension. Et ces incidents doivent pour l'avenir servir de leçon, sinon il y aurait lieu de craindre que cette grande épreuve, qui mérite de subsister, n'ait du plomb dans l'aile.

Le Tour mérite, dis-je, de subsister. D'abord parce que c'est l'épreuve populaire par excellence et qu'il a fait plus que tout autre pour la propagande du sport cycliste en France et peut-être dans le monde. Ensuite parce qu'il fut l'occasion de consacrer les plus grands routiers internationaux que nous ayons connus et révélé de nombreux inconnus qui, dans la suite, se sont affirmés. Enfin parce que, grâce à l'animateur et à l'organisateur incomparable que fut son regretté « père », Henri Desgranges, le Tour a une histoire. Et que cette histoire résume, en somme, celle du cyclisme routier depuis cinquante ans et possède vis-à-vis des autres épreuves le caractère d'un livre classique par comparaison avec un roman sans lendemain. Aussi serait-il désolant de le voir disparaître.

Quoi qu'il en soit, le public a le plus grand tort, dans sa déception, d'ailleurs justifiée depuis deux ans, de faire supporter aux coureurs le poids de son mécontentement, alors que les erreurs incontestables qui tendent à discréditer cette belle épreuve sont dues aux seuls organisateurs.

Parmi les raisons qui ont rendu le Tour de 1950 moins intéressant que ses anciens, il faut retenir entre autres :

— Le fait que le Tour n'est plus un « Tour de France ». Il s'écarte de plus en plus de nos frontières et, après avoir poussé une pointe sur le Nord de la Belgique — ce qui est bien, car nos amis belges ont toujours fourni de remarquables routiers, — il se rétrécit au point de passer par des villes « centrales » comme Angers et Dijon. Et cela parce que le petit commerce empiétant chaque année davantage dans le sport français sur la logique sportive, on ne choisit plus les villes-étapes selon leur situation géographique, mais on les met aux enchères, ce qui tendrait à démontrer que, désormais, tout est « à vendre ».

— Une autre raison est que, croyant remédier aux luttes intestines — également d'origine commerciale — qui existaient entre les équipes par « firmes », en les remplaçant par des équipes « nationales » ou « régionales », on n'a rien changé du tout, l'étiquette seule ayant changé, non la marchandise.

— Enfin, la mauvaise répartition du service d'ordre. Car il est certain que si, dans l'étape montagneuse où chaque année se produisent les mêmes incidents, on avait prévu une douzaine d'agents motocyclistes pour encadrer le peloton de tête à l'endroit précis où l'on savait que cet incident se reproduirait, l'« affaire » Bartali aurait été évitée.

Ces critiques n'ont aucune intention désobligeante pour personne. J'ai suivi assez de courses cyclistes pour saisir et reconnaître qu'une organisation aussi colossale est difficile et périlleuse, et errare humanum est. Elles ont simplement pour but, en les signalant, d'essayer de les éviter dans l'avenir.

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Que le public s'attaque donc aux organisateurs, ce sera normal. Il leur rend ainsi service en les encourageant « à faire mieux la prochaine fois » et leur prouve ainsi — comme je le fais moi-même — l'intérêt qu'il porte à leur épreuve.

Mais quand il s'attaque aux coureurs, quand il va jusqu'à les insulter ou à les molester, le public a incontestablement tort. Car, parmi ces jeteurs de pierres ou d'injures, il n'en est pas un sur dix qui serait capable de suivre le dernier du classement pendant 20 kilomètres et qui sache que, pour devenir un champion, il faut d'abord « apprendre à souffrir ». Et que le point de vue de chacun est fort différent selon qu'on fait le Tour sur la selle d'un vélo, ou qu'on le fait sur le coussin d'une voiture ou assis avec ses jumelles et son casse-croûte sur le bord de la route en regardant « les autres » pousser sur les pédales.

C'est ainsi que la déception le plus souvent manifestée depuis deux ans consiste dans cette constatation que la course est moins « spectaculaire » parce qu'il n'y a plus de « surhommes » et moins de différence, en haut des cols comme aux arrivées des étapes longues, entre les premiers. Le public doit comprendre que ce n'est pas tout à fait la faute des coureurs car les conditions de la course ont changé. Depuis l'avènement des dérailleurs et depuis que la course « par équipes » permet au chef de file d'avoir à sa disposition trois ou quatre « domestiques » pour lui mener le train, l'allure moyenne a considérablement augmenté. Pottier ou Faber, lorsqu'ils couraient seuls et réparaient seuls en cas d'accident, pouvaient prendre un quart d'heure d'avance au Tourmalet parce qu'ils étaient les meilleurs du lot. Aujourd'hui où, du départ à l'arrivée, on roule à 40 à l'heure, il n'est plus possible de lâcher le peloton aussi facilement. D'autre part, l'importance du peloton ... et d'un public souvent indiscipliné dans une descente dangereuse, oblige les coureurs à la prudence.

Bornons-nous à ces deux exemples, bien qu'il y en ait beaucoup d'autres, pour demander, au nom de l'avenir du cyclisme sur route, à ce cher public (qui fait, lui aussi, le succès du Tour) d'être exigeant, quand il y a lieu de l'être, pour les organisateurs et surtout pour le retour à l'esprit sportif, aujourd'hui submergé par le caractère commercial du sport, mais d'être plus indulgent, et en tout cas toujours correct, envers les coureurs, qui ne font, dans le cadre du règlement sévère qui leur est imposé, que ce qu'ils peuvent et qui, en général, le font de tous leurs muscles et de tout leur cœur.

Dr Robert JEUDON.

Le Chasseur Français N°644 Octobre 1950 Page 603