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Ascensions périlleuses

La face nord de l'Eiger

Les tentatives à la face nord de l'Eiger, ainsi que nous l'avons vu le mois dernier, se terminèrent pour la plupart tragiquement. Et, ce qui indique l'extrême difficulté de cette paroi, c'est qu'elle n'a encore été gravie que deux fois, la première en 1938 par deux Allemands et deux Autrichiens, la seconde en 1947 par deux Français. On verra par le récit rapide de leurs ascensions qu'aucune de ces cordées ne se trouva parfaitement à l'aise dans les obstacles terribles opposés par la montagne.

La face nord de l'Eiger peut être considérée comme un vaste triangle, formé par une succession de murs verticaux séparés par des pentes très raides où la neige et la glace adhèrent grâce à l'orientation de la paroi.

Les murs verticaux sont infranchissables presque partout ; les pentes de neige sont bombardées jour et nuit par des chutes de pierre et de glace. Trouver là un itinéraire semble une gageure, car chaque mur doit être escaladé au seul endroit où un défaut, fissure ou couloir, le coupe de bas en haut, et, pour raccorder entre elles ces différentes fissures, il faut parfois traverser la face presque complètement.

Les principales phases de la course depuis la base de la paroi sont les suivantes :

    1° Les piliers inférieurs, qui conduisent sans trop de difficultés à la hauteur de la station « Eigerwand » (400 mètres environ).

    2° Une falaise calcaire très difficile de 200 mètres.

    3° La zone des névés, en haut de laquelle s'étaient arrêtées toutes les tentatives importantes (300 mètres).

    4° La grande et très difficile paroi supérieure, de près de 600 mètres, où l'on rencontre comme points caractéristiques : la « Rampe », grand couloir de glace très redressé puis surplombant ; l'« Araignée », névé à plusieurs branches que l'on rejoint par une difficile traversée en haut de laquelle on trouve encore de durs passages avant de pouvoir atteindre l'arête faîtière.

Le 20 juillet 1938, Vorg et Heckmair, cordée allemande, gravissent les piliers et bivouaquent. Le lendemain, devant la menace du mauvais temps, ils se préparent à redescendre quand surgissent à côté d'eux deux cordées autrichiennes, qui ignoraient d'ailleurs leur attaque.

Malgré cette concurrence, ils redescendent, suivis bientôt par l'une des cordées autrichiennes, dont l'un des membres a été blessé par une pierre. Les deux autres, Kasparek et Harrer, continuent et bivouaquent au début des névés.

Le 22 juillet, les deux Allemands repartent à l'attaque. Profitant de leur connaissance de la base de la paroi, ils atteignent avant midi le lieu de bivouac des Autrichiens, puis profitent des marches taillées par ces derniers et les rattrapent rapidement. Les deux cordées font désormais cause commune. Au début de l'après-midi, ils dépassent le point extrême où disparurent leurs amis, en 1935, puis bivouaquent.

Le 23, toute la matinée se passe à gravir la « Rampe », cheminée dominée par une cascade de glace surplombante, dans laquelle Heckmair doit faire appel à toutes les ressources de sa technique d'escalade à l'aide de pitons. L'orage se déclenche alors. Pour gagner du temps, les deux cordées se séparent à l'Araignée, qu'elles commencent à remonter. Un énorme couloir de glace de trois cents mètres de long les sépare encore de l'arête lorsque l'orage prend toute son ampleur. À la vitesse d'un train express, des avalanches de grêlons dévalent le couloir. Accrochés à une plate-forme rocheuse, Heckmair et Vorg parviennent à résister ; un peu plus bas, leurs camarades ont pu à temps fixer un piton à glace, mais l'un d'eux a été blessé par une pierre. À nouveau réunis, ils continuent leur progression jusqu'à mi-hauteur du couloir de glace. Encore un bivouac.

Cette fois le mauvais temps est déclaré, la neige tombe en abondance, les avalanches se succèdent sans désemparer, mais malgré la violence de la tourmente, les quatre amis progressent régulièrement. Au début de l'après-midi, ils touchent à l'arête ; quelques heures plus tard, ils sont au sommet.

La cordée française qui répète neuf ans plus tard ce magnifique exploit est bien connue maintenant de tous les Français, car elle vient de participer à la conquête du plus haut sommet du monde actuellement gravi, l'Anapurna l'un des quatorze sommets de huit mille mètres de l'Himalaya ; il s'agit de Louis Lachenal et de Lionel Terray.

Ces grimpeurs exceptionnels réalisèrent leur ascension en trois jours, dans un horaire remarquable, malgré une erreur importante d'itinéraire qui leur coûta de longues heures.

Partis à 13 heures de la base de la paroi, ils bivouaquent aux névés et sont au début de l'après-midi au pied de la « Rampe ». Quelques heures plus tard, au prix de durs efforts, ils ont vaincu la partie la plus difficile de la face. Mais ils s'engagent alors dans une impasse et il leur faudra une partie de la nuit pour finir d'en sortir.

L'immanquable orage est arrivé, les trempant complètement pour ce second bivouac ; le mauvais temps est là. Redescendre, c'est la mort ; il faut à tout prix sortir par le haut. Après quelques heures de lutte, ils retrouvent au matin la bonne voie, c'est l' « Araignée ». Mais il leur reste les difficiles murs de la partie supérieure. Au cours de l'escalade, un piton lâche, Terray part dans le vide, se retrouve intact plus bas que Lachenal ; c'est le dernier incident et, à deux heures de l'après-midi, voilà le sommet.

À titre indicatif, il est intéressant de voir quel matériel nos deux amis avaient emporté pour leur ascension : 24 pitons de rocher, 6 broches à glace, 11 mousquetons, une corde de 55 mètres, un marteau, un piolet, deux paires de crampons.

La face nord de l'Eiger attend maintenant son troisième vainqueur. Cependant, malgré les progrès de la technique, il semble que ce sera toujours une course exceptionnelle, et elle restera l'exemple d'une des plus dangereuses parois vaincues par l'homme.

Pierre CHEVALIER.

Le Chasseur Français N°644 Octobre 1950 Page 606