Mes amis pêcheurs et chasseurs vous êtes-vous déjà demandé
quels étaient les hommes qui avaient découvert, pour se déplacer sur les eaux,
la fragile nacelle dont vous faites journellement usage ?
Un certain nombre d'entre vous s'est sûrement posé cette question.
Je vais essayer d'y répondre. Pendant mes années d'études
archéologiques à l'École du Louvre, les hasards de mes recherches sur les
civilisations de Sumer et d'Akkad m'ont fait pencher sur ce délicat problème
qui devint par la suite le sujet de ma thèse.
À défaut d'autres documents plus anciens, nous sommes bien
obligés de considérer, à l'heure présente, la civilisation mésopotamienne comme
la plus ancienne connue.
Je sais très bien qu'une pareille affirmation soulèvera des
protestations de quelques confrères égyptologues, mais il ne m'est pas
possible, dans le cadre étroit de cet article, d'ouvrir une parenthèse de plus
sur ce délicat problème qui sépare depuis un peu plus d'un siècle les
assyriologues et les égyptologues.
Il n'est guère besoin de démontrer, vu sa situation
géographique, l'importance prise par la navigation dans la plus haute antiquité
en Mésopotamie.
À défaut de preuves directes, la composition du sous-sol
mésopotamien n'ayant permis la conservation des barques en bois, l'hydrographie
naturelle, les nombreux canaux creusés par la main des hommes et dont
l'entretien est attesté par les tablettes les plus anciennes (quatrième
millénaire avant Jésus-Christ), le rôle que la barque joue actuellement dans
cette région suffisent à nous faire deviner que le problème de flotter sur les
eaux fut sûrement l'un des premiers qui se soit posé aux plus anciens habitants
de notre planète. Cette conception est encore rendue plus vraisemblable par le
fait que le sol était aux époques préhistoriques inférieur à l'actuel et que
d'immenses marécages recouvraient le pays.
Les crues actuelles du Tigre et de l'Euphrate, les deux
grands fleuves qui ont donné son nom à cette région (Mésopotamie : pays
entre les fleuves) se produisent à trois semaines d'intervalle. Elles
prolongent et agrandissent les marais, si bien que les communications ont dû
être aux époques les plus lointaines presque aussi difficiles quand les eaux
étaient basses ou quand elles atteignaient leur plus grande hauteur. Pour
assurer leurs communications, les premiers habitants de cette contrée n'avaient
d'autres ressources qu'un flotteur, la navigation pour eux fut une nécessité
avant de devenir un art.
Quelles ont été les formes de ces premiers flotteurs sur
lesquels nos plus lointains ancêtres osèrent s'aventurer, pour aller d'un
endroit à un autre ou pour chasser et pêcher dans les marais ?
Je vais essayer de l'expliquer d'après les plus vieux
documents trouvés in situ.
À l'origine, le premier flotteur fut l'œuvre de la nature.
Lorsque pour une raison quelconque, un arbre tomba dans l'eau, l'homme
s'aperçut qu'il flottait, c'était le premier flotteur. À peine équarris sur une
face, creusés à l'intérieur, dépourvus de tout point d'appui pour les avirons
ou les rames, ces bateaux rudimentaires sont encore de nos jours en usage chez certaines
tribus d'Afrique.
On ne peut affirmer cette hypothèse d'une façon certaine,
les plus anciennes représentations qui sont parvenues jusqu'à nous n'ont rien
de commun avec le type « auge », auquel se rattachent plus ou moins
les troncs d'arbres évidés.
La similitude des embarcations égyptiennes avec celles de la
Mésopotamie pourra facilement s'expliquer lorsque l'hypothèse d'un ancêtre
commun aux deux races sera démontrée. Mon opinion est que le premier flotteur
ne fut pas importé en Mésopotamie par des envahisseurs nomades venant de l'Est
(thèse nouvelle à démontrer), car ces peuplades venant de régions de monts et
de steppes furent plutôt les importateurs du cheval que de la barque.
La barque est née en Mésopotamie comme vraisemblablement
elle naîtra dans d'autres régions, plus tard, chez des peuplades qui se sont
trouvées devant les mêmes nécessités et les mêmes conditions d'existence. Ce
qui me permet d'insister et d'appeler la civilisation sumérienne la « Civilisation
de la barque », c'est que, jusqu'à ce jour, on n'a pas encore trouvé trace
de civilisations antérieures. Il est bien entendu que ce terme de civilisation
de la barque doit être interprété dans son sens le plus large, comme les termes
déjà usagés de Civilisation du miel et de Civilisation du renne.
Le type de la barque mésopotamienne est caractérisé par une
hauteur plus ou moins grande des extrémités, ce qui lui donne la forme d'un
croissant de lune. Pourquoi cette forme ? Deux hypothèses se présentent :
1° il se pourrait que le marinier mésopotamien ait donné cette forme à son
esquif pour s'attirer la protection du dieu « Sin », dont le symbole
est le croissant de lune, et éviter ainsi les multiples dangers de la
navigation sur des fleuves aussi redoutables que le Tigre et l'Euphrate. 2° À
moins qu'il ne s'agisse d'une nécessité absolue de cette forme pour obtenir une
navigation plus facile dans des marais encombrés de roseaux ? Je suppose
que l'esquif primitif, s'il ne présentait pas cette forme exactement, s'en
rapprochait du moins d'une façon suffisante pour que la transition ait pu se
faire presque naturellement. Il est aussi possible que le type primitif ait
subi une transformation complète. Il se pourrait qu'à des besoins nouveaux correspondent
un type entièrement nouveau, lui aussi. Cette forme cintrée est attestée par
les plus anciennes représentations et il semblerait que ces barques étaient
construites d'un matériau souple et flexible capable de recevoir les courbes
qu'on voulait lui donner, probablement des roseaux (voir figure).
Depuis la période d'Ur (troisième millénaire av. J.-C.)
jusqu'à nos jours, la barque mésopotamienne n'a pas évolué. Pour les
transports, les Mésopotamiens utilisaient le kuffa, sorte de panier circulaire
tressé en osier et rendu étanche par du bitume ou des peaux de bêtes cousues.
Cette sorte d'embarcation se conduit à la godille pour l'empêcher de tourner
sur elle-même. Ils employèrent aussi le kellek, sorte de radeau de bois dont la
puissance de flottaison est fortement augmentée par des peaux d'animaux
gonflées d'air placées sous l'armature de bois. Mais la forme mésopotamienne
typique, employée pour de multiples usages, est le bateau en bois aux
extrémités fort relevées en forme de croissant de lune, le belem.
Avant la période historique, lorsque de grands échanges
d'influence se sont produits entre la Mésopotamie et l'Égypte, celle-ci adopta
le belem mésopotamien, qui devint par la suite le type de la barque sacrée.
Pourquoi ces types de bateaux n'ont pas évolué depuis les
temps les plus anciens et se sont conservés identiques jusque dans l'Irak
d'aujourd'hui, sans laisser pour ainsi dire de points de repère pour délimiter
les différentes époques de son évolution ? Pourquoi ont-ils gardé leur
même caractère à travers des milliers d'années ?
Pourquoi les mêmes modes de propulsions, rames, perches,
halage et voile ?
Parce que les Arabes, conservateurs rigoureux, emploient les
mêmes techniques de fabrication, les mêmes matériaux de construction qu'aux
époques les plus lointaines. De plus, l'état des choses naturelles du pays,
fleuves, canaux, crues, marais, manque de bois approprié, etc., est toujours
resté immuable en Mésopotamie à travers les siècles.
Robert DELAGNEAU.
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