Notre capitale possédait autrefois un certain nombre
d'arbres devenus populaires et qui sont parfois cités dans les vieux documents,
tel l'orme de Notre-Dame-des-Champs qui figure, au XVIe siècle, dans
des actes de notaires ; mais le plus célèbre est, sans aucun doute, celui
de la place Saint-Gervais.
Le dit des rues de Paris, de Guillot, vers 1310,
mentionne : « Saint-Gervais et puis l'ourmetiau », preuve de son
existence dès cette époque. On connaît également un acte daté de 1443
enjoignant à des possesseurs de terres et de vignes de venir acquitter le cens
sous l'orme de Saint-Gervais. Ce texte est confirmé par une sentence du
Châtelet du 21 janvier 1446 « qui maintient les Dames religieuses de Longchamps
(au bois de Boulogne) dans le droit de prendre une maison et dépendances sises
à Paris, devant l'orme de Saint-Gervais, qui appartint aux hoirs (héritiers)
Jean le Vacher et donne par derrière sur la rue de Longpont ». La justice
se rendait donc sous les branches de cet ulmacé, ce qui a peut-être donné lieu
au proverbe : attendez-moi sous l'orme.
Son nom passa vite dans la langue et les moeurs. Il prit
rapidement place à côté de la Samaritaine, du Jeûneur de Notre-Dame et autres
monuments familiers aux bons badauds parisiens.
Au XVIIIe siècle, la paroisse l'entretient et
donne, en 1759, une somme de trois livres au jardinier Giot pour « avoir
taillé et échenillé l'arbre appelé Saint-Gervais ». La fabrique le fait
sculpter sur les miséricordes des stalles et peindre sur un manuscrit. Il est
aussi représenté sur les images de dévotion de ce temps. Il était alors entouré
d'une sorte de margelle de puits.
Quand la paroisse, en 1737, fit édifier sur le monceau Saint-Gervais
la suite des maisons qui existent encore de nos jours, du moins en partie, elle
entendit que l'orme servît de motif central aux balcons en fer forgé de toutes
les fenêtres du premier étage ; on peut en voir aujourd'hui au 17 de la
rue des Barres, au 14 de la place Baudoyer, etc.
Mais, vers la fin du XVIIIe siècle, certains
critiques demandèrent la mise à mort de cet arbre légendaire. Le 20 novembre
1780, le mémorialiste Bachaumont écrit sur ses tablettes : « L'orme
de Saint-Gervais, ou lettre d'un domicilié de la rue du Monceau-Saint-Gervais,
à MM. les curés, marguilliers principaux habitants de cette paroisse et à M. le
lieutenant général de la police. L'objet de cette facétie, datée de Paris le 20 mai
et qui ne paraît que depuis peu, est de faire abattre un arbre antique situé au
carrefour Saint-Gervais et masquant le portail de cette église, morceau
d'architecture renommé. L'amateur, que son zèle excite, lance par occasion
divers brocards qui rendent piquant son pamphlet, n'ayant au surplus que dix
pages. » Cette brochure, œuvre d'un certain Paul Hardy, est assez
curieuse.
« Serait-ce, messieurs, s'écrie cet auteur, après avoir
fait l'éloge du portail, pour le masquer, pour le dérober davantage aux yeux de
la multitude que vous conservez précieusement comme une relique ou une
merveille .... un vieux tronc d'arbre pourri, tortueux, dégoûtant, qu'on
nomme l'orme de Saint-Gervais ? Est-ce pour le bien public, ou pour celui
de la paroisse, qu'on a élevé cette espèce d'orme sur une grosse maçonnerie qui
lui sert de caisse d'oranger, laquelle a, au moins, six toises de
circonférence, qui arrête la marche dans un des endroits de la ville le plus
fréquenté et le plus resserré ? ... »
Et il continue ainsi sa diatribe : « Est-ce par
ordre mystérieux de l'Être suprême ? L'orme Saint-Gervais est-il un
miracle ? Est-ce fanatisme ou superstition ? Doit-on son existence à
une bulle de notre Saint-Père le pape ? Cette bulle a-t-elle été enregistrée
au Parlement, la cour suffisamment garnie de pairs ? Est-ce par lettre de
cachet qu'il a jadis été transféré du coin d'un bois au-devant de cette église ? »
Et, un tantinet voltairien, il ajoute : « Sa laideur et sa difformité
sont des preuves évidentes que la Divinité n'y prend aucun intérêt. S'il était
protégé par quelque puissance céleste, on le verroit croître et grossir. »
Enfin, il termine par cette menace. S'il n'est pas détruit, « nous en
ferons un feu de Saint-Jean, à la Grève, et jetterons les cendres au vent ».
Quelques années plus tard, en 1787, Jaillot, historien de
Paris, écrit à son tour : « En face de l'église est un orme qu'on
renouvelle de tems en tems. » Il regrette, lui aussi, que cet arbre gêne
la vue du portail et aussi la circulation, déjà difficile à cette époque.
L'orage de 1789 allait essayer, lui aussi, de renverser
l'orme légendaire. Le 1er ventôse an II (19 février 1794),
la section de la Maison commune demanda sa mise à mort et « décida que cet
emblème de la superstition serait abattu, que son tronc servirait à
confectionner des affûts de canon et ses branches brûlées pour en faire du
salpêtre ».
On ne sait encore — et c'est là un point d'histoire à
fixer — en quelle année la place Saint-Gervais perdit cet élément de son
décor. Certains prétendent que l'orme fut abattu en 1811 ; Victor Hugo le
cite, dans Les Misérables, comme étant encore debout en 1832. Il est
possible cependant qu'il ait subsisté jusqu'en 1837.
Le souvenir de l'arbre légendaire fut conservé non seulement
dans les appuis de fenêtre et dans les taques — plaques de cheminées, — mais
aussi dans une enseigne provenant de la rue du Temple, aujourd'hui au Musée Carnavalet,
et dans une charmante facture du commencement du XIXe siècle d'une
quincaillerie parisienne.
Puis l'orme de Saint-Gervais se dresse à nouveau. Le 10 mars
1914, un jeune plant de quinze ans, provenant des pépinières du Val-d'Aulnay-en-Châtenay
fut fiché en terre devant la vieille église. Il a été remplacé il y a quelques
années.
Puisque nous parlons des ormes du vieux Paris, signalons
aussi que le quai des Célestins s'appela longtemps le quai aux Ormes ; au
numéro 58 actuel, on peut toujours voir une ancienne pancarte portant ces mots :
« Quay aux Ormes. » Un très bel arbre existait encore, il y a
quelques années, en face du numéro 32. Il eut à subir, vers 1915, de curieuses dépradations :
le tronc en était cruellement décortiqué. Lucien Lambeau, dénonçant ces
attentats contre la nature, écrivait : « Il nous revint alors à la
mémoire, en raison de ce fait particulier, qu'une pratique déplorable, à
laquelle celle dont nous nous plaignons était peut-être apparentée, était
courante au XVIIIe siècle et consistait à écorcer les ormes des
voies et des chemins pour en recueillir un soi-disant remède de bonne femme.
Se pourrait-il, régression mystérieuse se produisant dans
l'esprit populaire, que cette pratique fût encore connue aujourd'hui et
employée ou reprise dans ce vieux quartier du quai des Ormes duquel ce même
populaire s'ébaudissait jadis ? Nous ne le saurons probablement jamais. »
Et le savant historien du vieux Paris et de ses demeures
cite, à l'appui de son hypothèse, un document de la Généralité de Paris, en
date du 28 novembre 1785, défendant de « déchirer, ou peler, ou
écorcer, sous quelque prétexte que ce soit, aucun orme ou autres arbres plantés
le long des routes », afin d'en faire des décoctions !
Espérons que la ville de Paris saura conserver pieusement
comme des reliques les arbres anciens, légendaires ou non, de notre capitale.
Roger VAULTIER.
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