Accueil  > Années 1950  > N°644 Octobre 1950  > Page 635 Tous droits réservés

Un arbre populaire du vieux Paris

L'orme de Saint-Gervais

Notre capitale possédait autrefois un certain nombre d'arbres devenus populaires et qui sont parfois cités dans les vieux documents, tel l'orme de Notre-Dame-des-Champs qui figure, au XVIe siècle, dans des actes de notaires ; mais le plus célèbre est, sans aucun doute, celui de la place Saint-Gervais.

Le dit des rues de Paris, de Guillot, vers 1310, mentionne : « Saint-Gervais et puis l'ourmetiau », preuve de son existence dès cette époque. On connaît également un acte daté de 1443 enjoignant à des possesseurs de terres et de vignes de venir acquitter le cens sous l'orme de Saint-Gervais. Ce texte est confirmé par une sentence du Châtelet du 21 janvier 1446 « qui maintient les Dames religieuses de Longchamps (au bois de Boulogne) dans le droit de prendre une maison et dépendances sises à Paris, devant l'orme de Saint-Gervais, qui appartint aux hoirs (héritiers) Jean le Vacher et donne par derrière sur la rue de Longpont ». La justice se rendait donc sous les branches de cet ulmacé, ce qui a peut-être donné lieu au proverbe : attendez-moi sous l'orme.

Son nom passa vite dans la langue et les moeurs. Il prit rapidement place à côté de la Samaritaine, du Jeûneur de Notre-Dame et autres monuments familiers aux bons badauds parisiens.

Au XVIIIe siècle, la paroisse l'entretient et donne, en 1759, une somme de trois livres au jardinier Giot pour « avoir taillé et échenillé l'arbre appelé Saint-Gervais ». La fabrique le fait sculpter sur les miséricordes des stalles et peindre sur un manuscrit. Il est aussi représenté sur les images de dévotion de ce temps. Il était alors entouré d'une sorte de margelle de puits.

Quand la paroisse, en 1737, fit édifier sur le monceau Saint-Gervais la suite des maisons qui existent encore de nos jours, du moins en partie, elle entendit que l'orme servît de motif central aux balcons en fer forgé de toutes les fenêtres du premier étage ; on peut en voir aujourd'hui au 17 de la rue des Barres, au 14 de la place Baudoyer, etc.

Mais, vers la fin du XVIIIe siècle, certains critiques demandèrent la mise à mort de cet arbre légendaire. Le 20 novembre 1780, le mémorialiste Bachaumont écrit sur ses tablettes : « L'orme de Saint-Gervais, ou lettre d'un domicilié de la rue du Monceau-Saint-Gervais, à MM. les curés, marguilliers principaux habitants de cette paroisse et à M. le lieutenant général de la police. L'objet de cette facétie, datée de Paris le 20 mai et qui ne paraît que depuis peu, est de faire abattre un arbre antique situé au carrefour Saint-Gervais et masquant le portail de cette église, morceau d'architecture renommé. L'amateur, que son zèle excite, lance par occasion divers brocards qui rendent piquant son pamphlet, n'ayant au surplus que dix pages. » Cette brochure, œuvre d'un certain Paul Hardy, est assez curieuse.

« Serait-ce, messieurs, s'écrie cet auteur, après avoir fait l'éloge du portail, pour le masquer, pour le dérober davantage aux yeux de la multitude que vous conservez précieusement comme une relique ou une merveille .... un vieux tronc d'arbre pourri, tortueux, dégoûtant, qu'on nomme l'orme de Saint-Gervais ? Est-ce pour le bien public, ou pour celui de la paroisse, qu'on a élevé cette espèce d'orme sur une grosse maçonnerie qui lui sert de caisse d'oranger, laquelle a, au moins, six toises de circonférence, qui arrête la marche dans un des endroits de la ville le plus fréquenté et le plus resserré ? ... »

Et il continue ainsi sa diatribe : « Est-ce par ordre mystérieux de l'Être suprême ? L'orme Saint-Gervais est-il un miracle ? Est-ce fanatisme ou superstition ? Doit-on son existence à une bulle de notre Saint-Père le pape ? Cette bulle a-t-elle été enregistrée au Parlement, la cour suffisamment garnie de pairs ? Est-ce par lettre de cachet qu'il a jadis été transféré du coin d'un bois au-devant de cette église ? » Et, un tantinet voltairien, il ajoute : « Sa laideur et sa difformité sont des preuves évidentes que la Divinité n'y prend aucun intérêt. S'il était protégé par quelque puissance céleste, on le verroit croître et grossir. » Enfin, il termine par cette menace. S'il n'est pas détruit, « nous en ferons un feu de Saint-Jean, à la Grève, et jetterons les cendres au vent ».

Quelques années plus tard, en 1787, Jaillot, historien de Paris, écrit à son tour : « En face de l'église est un orme qu'on renouvelle de tems en tems. » Il regrette, lui aussi, que cet arbre gêne la vue du portail et aussi la circulation, déjà difficile à cette époque.

L'orage de 1789 allait essayer, lui aussi, de renverser l'orme légendaire. Le 1er ventôse an II (19 février 1794), la section de la Maison commune demanda sa mise à mort et « décida que cet emblème de la superstition serait abattu, que son tronc servirait à confectionner des affûts de canon et ses branches brûlées pour en faire du salpêtre ».

On ne sait encore — et c'est là un point d'histoire à fixer — en quelle année la place Saint-Gervais perdit cet élément de son décor. Certains prétendent que l'orme fut abattu en 1811 ; Victor Hugo le cite, dans Les Misérables, comme étant encore debout en 1832. Il est possible cependant qu'il ait subsisté jusqu'en 1837.

Le souvenir de l'arbre légendaire fut conservé non seulement dans les appuis de fenêtre et dans les taques — plaques de cheminées, — mais aussi dans une enseigne provenant de la rue du Temple, aujourd'hui au Musée Carnavalet, et dans une charmante facture du commencement du XIXe siècle d'une quincaillerie parisienne.

Puis l'orme de Saint-Gervais se dresse à nouveau. Le 10 mars 1914, un jeune plant de quinze ans, provenant des pépinières du Val-d'Aulnay-en-Châtenay fut fiché en terre devant la vieille église. Il a été remplacé il y a quelques années.

Puisque nous parlons des ormes du vieux Paris, signalons aussi que le quai des Célestins s'appela longtemps le quai aux Ormes ; au numéro 58 actuel, on peut toujours voir une ancienne pancarte portant ces mots : « Quay aux Ormes. » Un très bel arbre existait encore, il y a quelques années, en face du numéro 32. Il eut à subir, vers 1915, de curieuses dépradations : le tronc en était cruellement décortiqué. Lucien Lambeau, dénonçant ces attentats contre la nature, écrivait : « Il nous revint alors à la mémoire, en raison de ce fait particulier, qu'une pratique déplorable, à laquelle celle dont nous nous plaignons était peut-être apparentée, était courante au XVIIIe siècle et consistait à écorcer les ormes des voies et des chemins pour en recueillir un soi-disant remède de bonne femme.

Se pourrait-il, régression mystérieuse se produisant dans l'esprit populaire, que cette pratique fût encore connue aujourd'hui et employée ou reprise dans ce vieux quartier du quai des Ormes duquel ce même populaire s'ébaudissait jadis ? Nous ne le saurons probablement jamais. »

Et le savant historien du vieux Paris et de ses demeures cite, à l'appui de son hypothèse, un document de la Généralité de Paris, en date du 28 novembre 1785, défendant de « déchirer, ou peler, ou écorcer, sous quelque prétexte que ce soit, aucun orme ou autres arbres plantés le long des routes », afin d'en faire des décoctions !

Espérons que la ville de Paris saura conserver pieusement comme des reliques les arbres anciens, légendaires ou non, de notre capitale.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°644 Octobre 1950 Page 635