aime beaucoup le mois d'août à Paris. Il n'y a, pour
ainsi dire, plus de Parisiens. Il doit en rester un sur mille. La population
estivale de Paris, exclusivement passagère, est composée d'étrangers ou de
provinciaux, tous gens fort courtois et de commerce très agréable, et, comme
ils sont occupés toute la journée et toute la nuit par les visites aux
magasins, aux musées, aux monuments, les représentations aux théâtres ou les
soupers fins aux boîtes de nuit, on ne les voit jamais dans les rues. De ce fait,
la capitale est quasi silencieuse, ambiance propice au travail de l'écrivain.
Le 6 août dernier, par un magnifique après-midi
pluvieux (j'adore la pluie), bien calé dans mon fauteuil, devant ma vaste table
de travail, je mettais la première main à mon nouveau roman de cape et d'épée :
Le Spectre de la malle en cuir, et je laissais voguer mon imagination,
me croyant bien tranquille. Hélas ! il n'en fut rien.
À peine avais-je tracé les premières lignes du chapitre
premier que je rédigeais ainsi : Le comte Jean-Baptiste de Guébriant, à
la tête de ses Franco-Hessois, venait de battre à plate couture les impériaux
de Lamboy à la bataille de Kempen, qui eut lieu, ainsi que personne ne le sait,
le 17 janvier 1642 ... que l'on frappa à la porte de mon cabinet
de travail.
— Entrez ! criai-je d'une voix féroce.
La porte s'ouvrit et un petit homme vif et hilare se
précipita vers moi, les mains en avant :
— Bonjour, mon vieux ! Et comment est la santé ?
dit-il avec ce splendide accent qui fleurit les lèvres des Marseillais. On
dirait que tu ne me remets pas ! Allons, quoi ! pense un peu ! Lagarrigue ...
Tintin Lagarrigue ! Nous étions ensemble à Sed-ul-Bahr, en 1915 ...
Ça te revient ?
Lagarrigue ? Oui, en effet, j'avais connu à l'armée
d'Orient, il y avait de cela trente-cinq ans, un type de ce nom-là. D'un geste
large, je lui indiquai un fauteuil de cuir où il s'engouffra. Je lui tendis la
main :
— Alors, mon vieux, sois le bienvenu.
Je sonnai mon domestique et fis apporter deux verres et une
bouteille de mercurey. Tout en sirotant la divine liqueur, nous nous
enfonçâmes, bras dessus bras dessous, dans les brouillards du passé.
Après une heure de : « Te rappelles-tu Untel ?
Et Untel ? Étais-tu là le jour où ... Te souviens-tu de l'attaque du ... »,
nous arrivâmes à parler, je ne sais plus par quelle transition, de chiens ...
— Eh bé ! En as-tu un de chien, toi ? me
demanda Lagarrigue.
Pour toute réponse, je sifflai. Une portière se souleva et Triplepatte
sauta sur mes genoux.
J'appelle mon chien ainsi parce qu'il n'a que trois pattes.
C'est un vulgaire cabot sans race, de père et de mère
inconnus et, certainement, sans pedigree l'un et l'autre, que j'ai ramassé dans
un ruisseau alors qu'il venait d'être à moitié écrasé par un chauffard. Bien
soigné, le vétérinaire l'a amputé d'une patte de devant, et cette brave petite
bête est devenue mon meilleur compagnon.
— Boun diou ! qu'il est laid, ton chien, fit Lagarrigue.
Il n'a que trois pieds !
— Je ne base pas mon amitié pour cette bête sur le
nombre de pattes, répondis-je d'un ton calme mais ferme. Ce chien n'aurait-il
que deux pattes, n'en aurait-il qu'une, n'en aurait-il pas du tout, que je ne
l'en aimerais pas moins.
Lagarrigue resta un instant songeur, puis :
— Je vois que tu aimes bien les chiens, fit-il, et si,
d'aventure, tu passes par Marseille, viens me voir à ma villa « Les
Savonnettes », et je te ferai voir le mien, de chien, que tu en resteras
baba. Ça, c'est un chien ! un chien de police que je ne t'en dis que ça !
Quand penses-tu pouvoir venir ? Je reprends le train ce soir.
Je réfléchis une minute :
— Eh bien ! attendu que je suis libre comme l'air,
répondis-je, veux-tu que j'aille te voir dimanche prochain ?
— D'accord. Tu verras mon policier. Il me donna
l'adresse des « Savonnettes », et nous nous quittâmes avec de
cordiales poignées de main.
— Au revoir, vieux. À dimanche !
— À dimanche !
Huit jours après, je pris l'avion et je sonnais à midi à la
grille de la villa « Les Savonnettes ». Le jardin était vaste et très
joliment entretenu. Je fus tout de suite frappé par la vue de nombreux
écriteaux plantés dans les pelouses ou cloués aux arbres : Attention au
chien !
« Oh ! oh ! pensai-je in petto, ce
chien policier dont il est question ne doit pas être bien commode !
Méfions-nous ! »
La réception de Lagarrigue fut très cordiale et charmante en
tous points. Le déjeuner fut exquis et nous allâmes prendre le café sous une
tonnelle. Devant nous, plate et bleue, s'étendait la Méditerranée. Mon hôte la
contempla longuement, immobile, en silence.
— D'ici, fit-il, quand le temps est calme, le soir, on
entend rugir les lions d'Afrique.
Il exagérait. Je ne le démentis pas, ne voulant pas le
chagriner.
— Eh bien ! fis-je en allumant ma pipe, et ton
chien policier, où est-il ? Je suis venu pour le voir.
— C'est vrai, répondit Lagarrigue. Je l'appelle. Il mit
ses mains en porte-voix et hurla :
— Artaxerxès ! Ici !
Je me mis en garde, attendant les grognements du molosse. Le
nommé Artaxerxès accourut à nous : c'était un mignon basset, haut de dix
centimètres, long de trente, avec des yeux très doux et de petites pattes comme
des bouchons de bouteilles. Je ne pus cacher mon étonnement :
— Ce chien est délicieux. Mais l'autre ? Le
policier ?
— Hé ! mais, c'est lui !
— Mais alors ... pourquoi ces écriteaux ?
— Voilà : c'est pour les visiteurs. Ils
pourraient, sans le vouloir, mettre le pied dessus, quand il se promène dans
les allées.
— Très juste, fis-je. Mais avoue que ce chien n'est pas
un chien policier. Les policiers sont, il me semble, des bêtes formidables,
avec des crocs terribles, des yeux flamboyants, des ...
— C'est exact, interrompit Lagarrigue, mais il y a une
chose que je ne t'ai pas dite ... et qu'il ne faut pas répéter.
Il jeta un regard méfiant autour de lui et, s'approchant de
moi, il me dit tout bas à l'oreille, derrière le paravent de sa main ouverte :
— C'est bien un chien policier ... mais il est « de
la secrète » !
Roger DARBOIS.
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