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Libres opinions

Rêves et réalités

Après huit jours de cauchemars, il est agréable de s'éveiller, un matin, sans fièvre et tout guilleret. Devant la fenêtre, le jeune élan des pousses nouvelles glisse en mouvements harmonieux dans le bleu profond de l'azur. Quelle magnifique journée ! ... Cependant il me faut rester là, obéir aux docteurs qui, en une semaine, m'ont transformé en millionnaire-unités pénicilline. Grâce à ce fameux champignon, je pourrai peut-être, en septembre, tirer quelque perdreau. Ce n'est guère l'avis des disciples d'Esculape.

— Pas de chasse durant un an ! a clamé l'un d'eux.

Faut-il être mauvais pour prescrire telle ordonnance ! ...

Huit jours sans voir mes toutous, quelle privation ! ... Je réclame Xaco, un jeune breton sur lequel je fonde bien des espérances. Le fougueux animal arrive, en ouragan, bouleverse tout, n'écoute personne. Sa joie est tellement débordante — mot exact — qu'il ne trouve rien de mieux que d'arroser ce revoir. À la niche, mal élevé ! ...

Pendant cette inaction forcée, j'ai occupé les longues heures de repos à compulser des revues cynégétiques. Masse imposante mais agréable à l'œil, les numéros du Chasseur Français — depuis 1925 — ont été rouverts. Sans hâte, j'ai étudié tous les articles — et ils sont nombreux — consacrés à la chasse : réglementation, disparition du gibier, protection des espèces. Dans ce vaste coup d'œil d'ensemble, on trouve des exposés très clairs, des aperçus régionaux ou locaux, parfois de simples échos traduisant tous un état de profonde inquiétude : trop de fusils, pas assez de gibier. Des remèdes ont été préconisés, mais le malade a refusé de les essayer.

Ne revenons plus sur l'accroissement des permis, la perfection des armes, les facilités de déplacement et la disparition de l'esprit chasseur. Ces réalités, rançon du progrès, ne peuvent guère être modifiées ; elles influent fâcheusement sur la densité du gibier. Il existe d'autres causes que des voix avisées — malheureusement certaines se sont tues pour toujours — ont longuement exposées avec des preuves à l'appui.

    — Braconnage.
    — Ouvertures prématurées, fermetures tardives. Repasses.
    — Destruction par les nuisibles.
    — Chiens errants.
    — Emploi de produits arsenicaux.
    — Déboisement et défrichement, etc. ...

Les moyens proposés pour remédier à cet état de choses ont, chaque fois, déchaîné un concert de protestations. Lorsqu'on demande l'application d'une mesure restrictive, on peut être assuré d'un résultat immédiat : grincements sur toute la ligne. Et parfois ceux qui réagissent ainsi sont de bonne foi — ou croient l'être; si on les traite d'égoïstes, ils se cabrent. Leur résistance à l'application de mesures salvatrices se manifeste longtemps à l'avance. Ainsi, sur un journal agricole local du 15 mai, on pouvait lire, après l'arrêté d'ouverture de chasse 1950, les remarques suivantes :

Nous remarquons que, dans le Midi (première zone), l'ouverture est fixée au 27 août 1950, ce qui est manifestement trop tard et ne profitera qu'aux braconniers, qui auront le temps d'écrémer le gibier. À cette date, les cailles seront bien probablement parties.

Quant à la chasse de la bécasse, elle risque d'être, dans les Bouches-du-Rhône, les Basses-Alpes, interdite à la repasse sous prétexte qu'elle empêche le repeuplement et puis parce que les chasseurs de bécasse n'ont aucun intérêt électoral.

Il faudrait que les chasseurs honnêtes, tous unis, réclament tous l’ouverture le 15 août et la chasse à la bécasse à la repasse. Dans le Var, il est de tradition de l'accorder, et il y a non seulement autant mais beaucoup plus de gibier.

Il est plaisant de relever « tradition », « chasseurs honnêtes ».

Ces mots ont déjà bien servi et ne sont guère capables d'augmenter la densité du gibier. Si, dans le Var, on trouve davantage de poil et de plume qu'en notre département, cela tient uniquement à des conditions particulières : prédominance de collines fortement boisées, climat, population clairsemée. Que faut-il entendre par « chasseurs honnêtes » ? En cas d'ouverture anticipée et de repasse, les plus enragés à prendre l'arme ne sont pas toujours ces derniers. Quant à « l'écrémage » des braconniers, il est possible de l'enrayer.

Ainsi, d'année en année, le cheptel gibier décroît, tandis que le nombre des poursuivants augmente. Probablement nous atteindrons deux millions. Remarquons tout de suite que cette masse de porteurs de fusils comporte une foule d'amateurs usant peu de poudre. Le tableau de chasse varie non seulement avec l'adresse du porteur de permis, mais surtout avec le terrain, la région, les espèces traquées et la multiplicité des sorties. On en arrive ainsi à considérer la corporation des Saint-Hubert non comme un tout, mais en catégories — n'ayant rien d'immuable, — suivant le lieu où s'exerce leur action.

    A. Grandes chasses gardées soigneusement entretenues et repeuplées. Abondance de petit, moyen et gros gibier. Battues aux tableaux impressionnants, invitations ou actions à des prix astronomiques. Rares privilégiés. Cette classe A constitue une pépinière de repeuplement pour les territoires voisins. Vivent les chasses gardées ! ...

    B. Chasses gardées de 2catégorie, généralement moins vastes que A et densité de gibier plus faible. Gardiennage, destruction des nuisibles et repeuplement assurés.
    Actions abordables pour une clientèle riche.

    C. Syndicats communaux et chasses banales occupent une grande superficie. Certains groupements locaux fonctionnent admirablement grâce au dévouement des dirigeants, mais beaucoup laissent à désirer.

    D. Chasseurs sans chasses. — Nous trouvons là tous les chasseurs citadins qui, faute de terrain, ou simplement de ressources, ne peuvent s'accrocher à l'un des groupes précités. Cependant ils ont le « feu sacré » et le permis en poche. Le permis de chasse, quelle douce galéjade ! ... Ce bout de papier permet tout juste une promenade armée avec « défense de chasser sur le terrain d'autrui sans le consentement des propriétaires ou des ayants droit ».

Toutes les années, le prix de ces vignettes augmente de quelques centaines de francs. Et toutes les années nous « marchons » ! … D'ailleurs marcher deviendra, pour bon nombre, l'unique satisfaction ... Mais alors est-il besoin de payer 1.000 francs, de s'encombrer d'une arme, voire d'un chien ? Un petit panier serait plus utile et, suivant les saisons, ces promenades permettraient de rapporter : escargots, fraises, champignons, peut-être même quelque pièce de gibier blessée dissimulée sous les branches ! ... Trêve de plaisanteries. Revenons à un point de vue sérieux et juste : comment permettre aux chasseurs citadins de satisfaire leur passion ? Le mot « passion » pouvant être pris au sens péjoratif, disons plutôt « plaisir ou sport ». Ne vaut-il pas mieux, pour le citadin, la détente au grand air qu'un séjour au bistro ? Les mauvaises langues diront qu'il prendra sa revanche au retour ... souvent inexact. Surtout ne soyons plus victimes de ce raisonnement absurde traduit par : la chasse est un luxe. Et de conclure : « Si vous n'êtes point fortuné, ayez la philosophie du renoncement ... » Quelle galéjade ! ... On le connaît ce renoncement, dans ce domaine et dans bien d'autres ! ... Cette philosophie a une grande saveur dans la bouche de ceux qui, après une vie bien remplie, prêchent d'exemple ... car ils ne peuvent faire autrement ! ...

Tant pis si l'on m'accuse de basse démagogie, mais je crierai toujours bien haut qu'il faut donner à la masse des modestes chasseurs défavorisés des possibilités de chasse. On peut arriver — en dehors du bois de Boulogne ou du Jardin zoologique — à constituer des terrains cynégétiques où l'on pourra tirer quelques coups de fusil ... Il ne s'agit point là d'un utopique essai égalitaire. N'oublions pas qu'il y a eu, en 1914 et en 1939, deux « ouvertures » tragiques auxquelles participaient citadins et ruraux. Personne n'a protesté contre cette égalité où la fortune n'entrait plus en compte.

Pour réorganiser la chasse française, il faut des hommes capables et de l'argent. On peut aisément trouver parmi nos dirigeants les « capacités cynégétiques » qui mettront sur pied quelque chose de solide.

L'argent ? ... Ne serait-il pas naturel que les 2 milliards annuels de permis soient consacrés uniquement à la chasse ? L'État ne récolte-t-il pas des milliards d'impôts indirects sur la vente des poudres, de l'essence ? ... Et les impôts sur les chiens, sur les chasses gardées ? Et les droits de-ci, taxes de-là ? N'oublions point les versements au percepteur de tous les artisans que la pratique de la chasse fait vivre.

N'est-ce pas anormal de voir une partie de l'argent versé au chapitre chasse employée par les communes à des travaux les plus divers ne profitant ni aux porteurs de permis ni au gibier ?

Rien ne paraît aussi juste que de verser aux travailleurs ruraux, comme à ceux de la ville, des allocations familiales, mais est-ce le rôle des chasseurs de combler le déficit des caisses ? Il ne s'agit pas de littérature, mais de réalités. Essayons de faire disparaître le cauchemar des chasseurs sans chasses. Ce rêve est encore possible.

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°645 Novembre 1950 Page 650