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Les automobiles à la chasse à courre

Ceux qui se déplacent sur pneus, à la chasse à courre, ne se distinguent pas seulement par leurs extrémités inférieures de ceux qui marchent en gros sabots ... (ceux de leurs chevaux).

Les rouleurs, victimes de l'aérodynamisme, accroupis dans leurs cages surbaissées, ne voient presque rien. Les autres, bien campés sur leur monture, ont tout loisir de jouir du paysage.

Les rouleurs, habillés au gré de leur fantaisie, manquent complètement de tenue.

Les cavaliers ont une belle tenue, la même dans chaque équipage. De loin, ils se ressemblent comme des frères. Les serviteurs sont aussi bien mis que les maîtres. Une seule différence : les hommes ont du galon ; les chefs sont sans grade. Le détail est à signaler ; car ceux qui ne savent pas pourraient bien, en voyant le piqueur galonné, le prendre pour le chef d'état-major.

Du côté du beau sexe, il y a moins d'uniformité. Il existe deux catégories distinctes. Les cavalières montent à califourchon et portent la culotte. Les amazones sont empalées sur leur cavale et portent longue jupe à traîne et chapeau à cornes.

Les automobilistes ne sont que des figurants, des accessoires sans utilité précise.

Les cavaliers sont les auxiliaires de la meute. On peut ranger les automobilistes en trois catégories :

Les uns sont très bien vus des veneurs. Ce sont les amis intimes, les suiveurs habituels, prévenants et prévoyants, dont les voitures sont de véritables buffets ambulants, pourvus de réconforts solides et liquides, fort appréciés après la randonnée-équestre.

À Aulnay et à Ghizé, le plus grand succès était réservé au Pineau ... Il ne s'agit pas d'un vin provenant du cépage qui porte ce nom. Le Pineau des Charentes est tout autre chose. Au moment des vendanges, vous prenez deux cents litres de jus de raisin non encore fermenté, et vous y ajoutez cent litres de Cognac. Vous pouvez diviser ou multiplier par dix selon vos besoins et vos disponibilités. Ce qui importe, c'est de respecter les proportions : deux tiers, un tiers, et de conserver en futaille. Le Pineau ne prend aucune qualité en bouteille. Mais, lorsqu'il a pris de l'âge en fût, c'est doux, c'est fruité, cela se boit facilement et produit des effets merveilleux.

Deux dames avaient dégusté du Pineau pour la première fois de leur vie et lui avaient trouvé un goût de « revenez-y ». En rentrant de la chasse en auto, elles échangeaient leurs impressions. L'une disait : « C'est épouvantable ce qui s'est passé depuis ce matin ... tous ces beaux chênes de l'allée ont été repiqués les racines en l'air. » L'autre répondait : « Je ne me rends pas bien compte ... mais c'est bien possible ... je ne vois même plus mes pieds. »

Naturellement les chênes avaient encore les pieds en terre et la dame les pieds dans ses souliers. Simple effet d'optique dû au doux et généreux Pineau.

La deuxième catégorie, la plus répandue, comprend les figurants raisonnables, sérieux et discrets. Ils sont sympathiques ; ils peuplent agréablement le paysage et créent une ambiance aimable. Au moment de la curée, ils constituent une galerie enthousiaste et admirative qui double la joie du maître d'équipage, heureux de voir tous ces gens satisfaits de la belle journée qu'il leur a procurée.

La troisième espèce est celle des inaptes.

Ah ! s'ils n'étaient qu'inaptes, il n'y aurait que demi-mal ! Mais ils sont des gêneurs antipathiques et des êtres néfastes.

Sous prétexte que la chasse à courre est dénommée « chasse à courre, à cor et à cri », ils s'imaginent qu'il leur faut faire plus de bruit que les cors et que les chiens.

Ils coupent en avant. Ils sont bavards et gueulards au possible.

Lorsque le maître d'équipage s'aperçoit des méfaits de chiens qui coupent ou qui sont bavards, il a la ressource de les pendre. Il ne peut pas employer le même procédé expéditif et radical contre les rouleurs insupportables.

Ils tiennent à se faire remarquer, à être les premiers partout et à faire la mouche du coche.

Ils démarrent à chaque instant, piquent une pointe en hâte, pour revenir bien vite ... et, si leur auto est immobile et silencieuse, leurs pieds et leur langue marchent sans arrêt.

Ils veulent que nul n'ignore ... que leurs accus sont toujours prêts ... qu'ils ne regardent pas à la dépense et concourent pour la plus grande consommation d'essence ... qu'ils virent de bord avec une dextérité sans égale ... qu'ils éclaboussent piétons et cyclistes avec la plus grande désinvolture, que leurs freins, bien réglés, peuvent faire des arrêts pile !

Certains as du volant et de l'accélérateur poussent même la bonne éducation et la virtuosité jusqu'à écraser des chiens de la meute.

Nous les appelions parfois ... des prétendants à la couronne de roi des encambronneurs ...

Parmi ces agités, atteints de la maladie de la bougeotte, il y a des novices, qui pas trop sots et pas trop orgueilleux, sont corrigibles.

En voici un exemple typique et curieux. Sur une grande allée, il y avait nombreuse assistance pour y voir sauter le chevreuil.

Survient une voiture inconnue, surmontée de deux couronnes mortuaires et d'où descend toute une famille vêtue de noir. De tels préparatifs funèbres n'avaient certainement pas été prémédités en prévision de la mort du chevreuil.

En allant à un enterrement, les automobilistes s'étaient arrêtés ... et voulaient voir.

Le gros des spectateurs était massé, à mi-côte bien entendu ; car on n'enlèvera jamais de l'idée de certaines personnes qu'un chevreuil passe nécessairement à mi-côte. L'animal se serait peut-être conformé à cette tradition ... mais il y avait trop de bruit à cet endroit-là ! ...

Je m'étais isolé dans le vallon. Le chef de la famille éplorée m'aborde très poliment et me dit :

— Nous voudrions bien voir ... et nous sommes pressés ... que faut-il faire pour voir ?

— Vous tenir bien tranquilles sans parler ... le chevreuil, effrayé par le vacarme d'en haut, pourrait bien sauter ici.

En effet, quelques minutes plus tard, l'animal traversait l'allée devant nous.

Toute cette famille, qui allait bientôt avoir des airs d'enterrement, avait la mine réjouie. Le chef de famille me dit :

— je vous remercie bien. Maintenant j'ai compris.

Il en est d'autres qui ne comprendront jamais et qui sont totalement inguérissables.

Un jour, nous avons pu jouer un bon tour à quelques inaptes néfastes de ce genre.

Deux ou trois voitures inconnues avaient déversé sur le terrain de chasse toute une bande de beaux messieurs et de belles madames, jeunes, fringants, frétillants, élégants et tumultueux. Aucun d'eux ou d'elles ne semblait menacé d'être étouffé par la discrétion et la modestie.

Tous de vrais, de sérieux, de légitimes prétendants à la couronne.

Ils assommaient tout le monde.

Comment les mettre hors d'état de nuire ? J'avais songé à un plan de campagne. Encore fallait-il trouver le moment et le lieu favorables !

Le hasard nous a servi.

Ce jour-là, comme presque toujours, j'avais, derrière ma voiture, celle de Maurice Hennessy, conduite par son chauffeur : Edmond le Philosophe.

Lorsqu'il promenait des membres de la famille ou des invités du maître d'équipage, il avait souvent la mission de me suivre. Lorsqu'il était seul, il se donnait la même consigne, car il avait la chasse à courre en horreur et n'aurait pas voulu se fatiguer l'esprit une seconde pour savoir où il fallait aller. Alors, il se préparait une excellente excuse. Dans le cas où il ne se serait pas trouvé à la prise pour recueillir le maître et la maîtresse d'équipage à leur descente de cheval, il aurait simplement dit : « Ce n'est pas de ma faute. J'ai suivi M. Daubigné ».

La chasse se dirigeait bon train vers une croisée, à laquelle on pouvait accéder par un raccourci carrossable, mais assez étroit et bordé de deux fossés profonds, interdisant tout changement de direction sur place.

J'annonce ostensiblement à Edmond : « La chasse va à la Croisée ... Nous allons prendre le raccourci. Suivez-moi ! »

Profitant de ce renseignement précieux, les prétendants sautent en voiture et suivent au plus près.

Arrivé à quelques centaines de mètres de la Croisée, je m'arrête bien sur ma droite, Edmond, à qui j'avais fait le mot, s'arrête à ma gauche et à ma hauteur.

Ça y était ! Les prétendants étaient pris comme des rats. Route complètement barrée devant et derrière eux, par toute une file de suiveurs enchantés de les voir immobilisés.

Et pour un bon moment, car, abandonnant nos autos en stationnement, nous avons suivi le plus longtemps possible à pied.

Les qualités premières de l'automobiliste à la chasse à courre sont la discrétion et la correction. Il ne doit pas se dire : « T'es dans la rue, t'es chez toi ! »

Il n'est là qu'en spectateur. Il ne doit ni gêner les chiens, ni gêner les veneurs et les autres suiveurs. Il doit savoir : les chiens d'abord, puis les maîtres, les piqueurs et les veneurs, et en dernier lieu les suiveurs, qui sont mieux inspirés à se faire supporter ou oublier qu'à se faire remarquer.

En voulant faire les importants, ils ne sont que des importuns honnis de tous.

Paul DAUBIGNÉ.

Le Chasseur Français N°645 Novembre 1950 Page 651