Accueil  > Années 1950  > N°645 Novembre 1950  > Page 659 Tous droits réservés

Mon chien avait un pedigree

Mon chien était une brave bête. Ce fut le grand compagnon de mon enfance et je ne crains pas d'avouer que j'ai versé beaucoup de larmes quand il est mort. Dix ans d'existence commune pendant lesquels nous nous jouâmes mutuellement tous les tours pendables de la création, cela compte, croyez-moi.

C'était un Épagneul breton. Son nom était Lasky, avec un « Y » pour faire plus chic. Nous l'avions eu alors qu'il était âgé de deux mois. Je me souviendrai toujours de la façon dont il nous regardait alors de ses petits yeux confiants, se sentant à notre merci et ne sachant pas encore sa destinée, qui fut de m'accompagner fidèlement jusqu'à ma vingtième année.

Notre père ne voulait pas de chien. Nous avions tout fait en cachette avec la complicité de notre mère. Cependant, contrairement à ce que nous attendions, il ne poussa pas de cris à la vue du petit chiot, preuve que ce dernier devait être vraiment beau. Notre père était d'ailleurs un grand chasseur. Il avait souvent dû rêver d'un chien phénomène capable de faire lever beaucoup de gibier, d'un chien dont il pourrait se vanter devant ses amis. Certes, rien ne l'empêcha jamais de se vanter du pauvre Lasky. Cependant, bien que je ne veuille pas porter atteinte à sa mémoire, ce dernier, malgré son pedigree splendide, n'a pas été une lumière dans ce qui aurait dû être sa spécialité : la chasse.

Notre père nous affirma souvent, à mon frère et à moi, au retour d'une journée de chasse particulièrement décevante, que c'était notre faute, et, ajoutait-il en me fixant, furieux : « ... Principalement de la tienne. Ce n'est pas étonnant, disait-il encore, que ce chien n'ait plus de flair. Vous lui faites boire sa soupe et son lait bouillants. S'il n'a que quelques rares caractéristiques de chien de chasse (je pensais en moi-même qu'il n'en avait, en effet, que l'apparence, et qu'il pouvait tout juste faire illusion dans un salon, tellement il semblait ne se préoccuper que de son confort), c'est parce que vous le faites coucher dans les lits et que vous lui passez tous ses caprices. Il a pourtant un pedigree qui devrait ... Un chien est un chien, que diable, et il faut savoir le dresser. »

Quand mon père avait parlé de dressage, il faisait une pause, satisfait. Une de ses idées, en ce temps-là, était qu'il savait dresser les chiens.

Je ne nierai pas que je fusse pour quelque chose dans la mauvaise volonté chasseresse de Lasky. Cependant mon père porte bien sa part de responsabilité, car rien n'énerve plus un chien que des commandements et des ordres donnés à tort et à travers. Certes, Lasky obéissait davantage à mon père qu'à moi, car il savait que je n'oserais jamais lever la main sur lui, tandis que mon père lui administra quelques corrections qui font dates dans une vie de chien. Mais je persiste à croire qu'il appréciait bien mieux ma méthode de franche camaraderie et qu'en définitive c'était moi qu'il aimait le mieux.

Je voulus assister un jour à une des chasses de mon chien. C'était une de ses premières et nous espérions toujours qu'il allait enfin révéler sa classe. Nous étions avec des amis qui possédaient des chiens bâtards et malpropres. Pendant que nous nous dirigions vers les lieux de chasse, mon père laissa entendre clairement que tous ces chiens allaient nous gêner.

« Lasky suffirait amplement, dit-il modestement, c'est un chien de race et il a un pedigree excellent. Quant à son flair ... » (mon père souriait finement). Pour ma part, je trouvais qu'il s'avançait un peu. En attendant d'accomplir des exploits, Lasky paraissait s'intéresser follement à une petite chienne noire et blanche. Fi ! une bâtarde. Je tirai sur la laisse pour le retenir.

Si un spectacle pouvait éveiller la gaieté en une âme innocente, ce fut bien celui que nous donna alors ce pauvre Lasky. Nous étions sensés être venus pour chasser la bécassine. Nous nous mîmes donc en râteau pour traverser un vaste champ, chaque chasseur ayant son chien devant lui.

Le cadre était grandiose. De grands arbres se détachaient sur le pâle horizon tout autour de la prairie. Le soleil se levait en rougeoyant. Quelques nuages aux formes harmonieuses avançaient lentement sur nos têtes, poussés par un vent venant de l'Océan proche. L'herbe, à nos pieds, était épaisse et encore toute humide de la rosée du matin. Les autres chasseurs et leurs ombres se détachaient superbement, équipés de pied en cap comme des chevaliers modernes (sans les chevaux). Une étrange impression d'impersonnalité se dégageait de cet ensemble.

Lasky, qui, à l'encontre des autres chiens, était prudemment tenu en laisse par moi, fut alors libéré. Et le rideau se leva sur la comédie.

À un signal, chacun se mit en marche. Lasky resta en place. Je l'appelai, mais j'étais suffisamment loin, il ne bougea pas. Il avait en effet remarqué qu'il courait plus vite que moi. Et, dès qu'il se sentait hors de ma portée immédiate, il reprenait sa liberté, ne revenant que lorsqu'il savait ma colère apaisée et qu'il n'avait plus rien à craindre pour sa désobéissance.

Je m'avançai vers lui ; il recula. Puis, prenant une décision, il s'élança en direction de la chienne noire et blanche qu'il avait repérée auparavant. Cette dernière était obéissante et elle revint auprès de son maître quand celui-ci, qui avait vu le danger, la rappela à lui. Puis il voulut chasser Lasky, qui ne l'entendait pas ainsi et qui persistait dans sa résolution de conter fleurette. Il s'échangea alors, à peu près, la conversation suivante :

— Monsieur Erional, rappelez donc votre chien, je vous prie ...

Mon père, qui ne voulait pas avouer son impuissance absolue et totale, fit celui qui n'entendait pas. L'autre reprit :

— Monsieur Erional ... Oh ! ... Oh ! ... Monsieur Erional, rappelez votre chien, je vous prie.

Tous les chasseurs s'étaient arrêtés. Mon père ne pouvait se dérober plus longtemps. J'avais moi-même, je l'avoue, détourné les yeux et je paraissais m'intéresser profondément à une ligne électrique que je distinguais vaguement du côté opposé à Lasky.

Mon père, pour gagner du temps, demanda en hurlant :

— Quoi ? Qu'y a-t-il ?

Le ton de l'autre indiqua pour le moins qu'il commençait à s'échauffer :

— Votre chien, monsieur Erional, votre chien, rappelez-le ... (ici, un juron). Mon père, à qui il aurait mieux fallu demander la lune :

— Pourquoi ?

L'autre, devenant bouillant :

— Il ennuie ma chienne ... (ici, nouveau juron, plus expressif).

Mon père, comme s'il venait juste de comprendre :

— Ah ! bon ! Que ne le disiez-vous pas ... Lasky ... Lasky ...

Viens ici ... (plus fort). Viens ici ... (Bien plus fort encore) ... Lasky, sacré chien de ... (etc.) ... Viens ici ...

Il est intéressant de noter que ce dernier cri fit s'envoler six bécassines dissimulées dans la prairie, mais bien trop loin pour être tirées. Des cris de rage s'échappèrent du groupe des chasseurs. Mon père comprit qu'il fallait faire quelque chose, et, se tournant vers moi, il me dit :

— Michel, va donc chercher « ton » sacré chien ! ...

Je ne pouvais qu'obéir. Je me mis à courir, sans illusion, vers Lasky. Malheureusement, ce dernier s'étant approché un peu trop de l'homme à la chienne, celui-ci lui allongea en douceur un coup de crosse qui lui fit pousser un hurlement terrible et prendre à partie le ciel de la brutalité des humains. Les quatre dernières bécassines, qui devaient être légèrement sourdes, en profitèrent pour filer.

Mais mon chien n'admettait pas les coups venant d'un étranger, même s'ils étaient mérités. Aussi résolut-il de se venger. Il se mit en conséquence à courir devant les chasseurs comme une furie en aboyant de toutes ses forces. La grand-mère bécassine, qui n'avait pas voulu quitter son coin, comprit qu'il se passait quelque chose de grave et s'envola.

Je dois à la vérité de dire que, si des fusils se levèrent, ce fut dans la direction de ce pauvre Lasky. Ce n'est sans doute que pour ne pas désobliger mon père que les chasseurs se retinrent à temps, mais je suis persuadé que, si Lasky avait appartenu à l'un d'eux, il aurait rejoint le Créateur ce jour-là.

Quand il estima sa vengeance complète, mon chien disparut dans un bois, au loin.

Chacun essaya de reprendre courage et les autres chiens firent tout ce qu'ils purent. Mais on ne trouva plus une seule bécassine de toute la matinée.

Mon père et moi, nous n'étions plus très fiers. Quand nous nous réunîmes, avant de nous séparer, mon père voulut prendre l'offensive le premier :

— Je ne sais pas ce qu'avait mon chien aujourd'hui ! D'ordinaire, il est excellent.

En mon âme d'enfant, j'admirai mon père ...

— Moi, dit quelqu'un, je crois qu'il n'avait pas bien digéré son pedigree aujourd'hui. Un autre avoua calmement :

— Si ce chien était à moi, on pourrait parler de lui au passé.

Mon père a toujours eu l'honneur du nom et de la famille. Il ne pensait sûrement pas beaucoup de bien de Lasky, qui n'avait toujours pas reparu, mais il le défendit tout de même. Je vis bien qu'il perdait son temps, car l'opinion des autres paraissait solidement établie. Ce n'était plus une opinion, c'était une conviction. Ils ont dû parler longtemps du chien de M. Erional, qui avait un pedigree.

Les chasseurs se séparèrent enfin. Nous rentrâmes, mon père et moi, à pied au logis. Je me retournais de temps en temps pour voir si Lasky n'apparaissait pas et je commençais à être inquiet. Il était si susceptible.

Mon père me jurait qu'il allait lui faire payer cher son humiliation, mais je me promettais bien de le défendre. Soudain, je le vis venir en trombe. Quand il nous vit, il stoppa net sa course, prit son air affligé que j'aimais tant, regarda mon père de ses grands yeux mouillés et s'approcha la queue basse en se dandinant.

Nous nous étions arrêtés. Je n'ai jamais pu voir quelqu'un malheureux, je le caressai donc. Mon père grogna gentiment :

« Sale bête ... » Lasky avait compris; il était pardonné. Il aboya de joie et revint en gambadant autour de nous. En vue de la maison, il s'élança comme une flèche pour réclamer à ma mère son petit déjeuner, qu'il n'avait pas pris avant de partir.

M. ERIONAL. 

Le Chasseur Français N°645 Novembre 1950 Page 659