Mon chien était une brave bête. Ce fut le grand compagnon de
mon enfance et je ne crains pas d'avouer que j'ai versé beaucoup de larmes
quand il est mort. Dix ans d'existence commune pendant lesquels nous nous
jouâmes mutuellement tous les tours pendables de la création, cela compte,
croyez-moi.
C'était un Épagneul breton. Son nom était Lasky, avec un
« Y » pour faire plus chic. Nous l'avions eu alors qu'il était âgé de
deux mois. Je me souviendrai toujours de la façon dont il nous regardait alors
de ses petits yeux confiants, se sentant à notre merci et ne sachant pas encore
sa destinée, qui fut de m'accompagner fidèlement jusqu'à ma vingtième année.
Notre père ne voulait pas de chien. Nous avions tout fait en
cachette avec la complicité de notre mère. Cependant, contrairement à ce que
nous attendions, il ne poussa pas de cris à la vue du petit chiot, preuve que
ce dernier devait être vraiment beau. Notre père était d'ailleurs un grand
chasseur. Il avait souvent dû rêver d'un chien phénomène capable de faire lever
beaucoup de gibier, d'un chien dont il pourrait se vanter devant ses amis.
Certes, rien ne l'empêcha jamais de se vanter du pauvre Lasky. Cependant, bien
que je ne veuille pas porter atteinte à sa mémoire, ce dernier, malgré son
pedigree splendide, n'a pas été une lumière dans ce qui aurait dû être sa
spécialité : la chasse.
Notre père nous affirma souvent, à mon frère et à moi, au
retour d'une journée de chasse particulièrement décevante, que c'était notre
faute, et, ajoutait-il en me fixant, furieux : « ... Principalement
de la tienne. Ce n'est pas étonnant, disait-il encore, que ce chien n'ait plus
de flair. Vous lui faites boire sa soupe et son lait bouillants. S'il n'a que
quelques rares caractéristiques de chien de chasse (je pensais en moi-même
qu'il n'en avait, en effet, que l'apparence, et qu'il pouvait tout juste faire
illusion dans un salon, tellement il semblait ne se préoccuper que de son
confort), c'est parce que vous le faites coucher dans les lits et que vous lui
passez tous ses caprices. Il a pourtant un pedigree qui devrait ... Un
chien est un chien, que diable, et il faut savoir le dresser. »
Quand mon père avait parlé de dressage, il faisait une
pause, satisfait. Une de ses idées, en ce temps-là, était qu'il savait dresser
les chiens.
Je ne nierai pas que je fusse pour quelque chose dans la
mauvaise volonté chasseresse de Lasky. Cependant mon père porte bien sa part de
responsabilité, car rien n'énerve plus un chien que des commandements et des
ordres donnés à tort et à travers. Certes, Lasky obéissait davantage à mon père
qu'à moi, car il savait que je n'oserais jamais lever la main sur lui, tandis
que mon père lui administra quelques corrections qui font dates dans une vie de
chien. Mais je persiste à croire qu'il appréciait bien mieux ma méthode de
franche camaraderie et qu'en définitive c'était moi qu'il aimait le mieux.
Je voulus assister un jour à une des chasses de mon chien.
C'était une de ses premières et nous espérions toujours qu'il allait enfin
révéler sa classe. Nous étions avec des amis qui possédaient des chiens bâtards
et malpropres. Pendant que nous nous dirigions vers les lieux de chasse, mon
père laissa entendre clairement que tous ces chiens allaient nous gêner.
« Lasky suffirait amplement, dit-il modestement, c'est
un chien de race et il a un pedigree excellent. Quant à son flair ... »
(mon père souriait finement). Pour ma part, je trouvais qu'il s'avançait un
peu. En attendant d'accomplir des exploits, Lasky paraissait s'intéresser
follement à une petite chienne noire et blanche. Fi ! une bâtarde. Je
tirai sur la laisse pour le retenir.
Si un spectacle pouvait éveiller la gaieté en une âme
innocente, ce fut bien celui que nous donna alors ce pauvre Lasky. Nous étions
sensés être venus pour chasser la bécassine. Nous nous mîmes donc en râteau
pour traverser un vaste champ, chaque chasseur ayant son chien devant lui.
Le cadre était grandiose. De grands arbres se détachaient
sur le pâle horizon tout autour de la prairie. Le soleil se levait en
rougeoyant. Quelques nuages aux formes harmonieuses avançaient lentement sur
nos têtes, poussés par un vent venant de l'Océan proche. L'herbe, à nos pieds,
était épaisse et encore toute humide de la rosée du matin. Les autres chasseurs
et leurs ombres se détachaient superbement, équipés de pied en cap comme des
chevaliers modernes (sans les chevaux). Une étrange impression d'impersonnalité
se dégageait de cet ensemble.
Lasky, qui, à l'encontre des autres chiens, était prudemment
tenu en laisse par moi, fut alors libéré. Et le rideau se leva sur la comédie.
À un signal, chacun se mit en marche. Lasky resta en place.
Je l'appelai, mais j'étais suffisamment loin, il ne bougea pas. Il avait en
effet remarqué qu'il courait plus vite que moi. Et, dès qu'il se sentait hors
de ma portée immédiate, il reprenait sa liberté, ne revenant que lorsqu'il
savait ma colère apaisée et qu'il n'avait plus rien à craindre pour sa
désobéissance.
Je m'avançai vers lui ; il recula. Puis, prenant une
décision, il s'élança en direction de la chienne noire et blanche qu'il avait
repérée auparavant. Cette dernière était obéissante et elle revint auprès de
son maître quand celui-ci, qui avait vu le danger, la rappela à lui. Puis il
voulut chasser Lasky, qui ne l'entendait pas ainsi et qui persistait dans sa
résolution de conter fleurette. Il s'échangea alors, à peu près, la
conversation suivante :
— Monsieur Erional, rappelez donc votre chien, je vous
prie ...
Mon père, qui ne voulait pas avouer son impuissance absolue
et totale, fit celui qui n'entendait pas. L'autre reprit :
— Monsieur Erional ... Oh ! ... Oh ! ...
Monsieur Erional, rappelez votre chien, je vous prie.
Tous les chasseurs s'étaient arrêtés. Mon père ne pouvait se
dérober plus longtemps. J'avais moi-même, je l'avoue, détourné les yeux et je
paraissais m'intéresser profondément à une ligne électrique que je distinguais
vaguement du côté opposé à Lasky.
Mon père, pour gagner du temps, demanda en hurlant :
— Quoi ? Qu'y a-t-il ?
Le ton de l'autre indiqua pour le moins qu'il commençait à
s'échauffer :
— Votre chien, monsieur Erional, votre chien,
rappelez-le ... (ici, un juron). Mon père, à qui il aurait mieux fallu
demander la lune :
— Pourquoi ?
L'autre, devenant bouillant :
— Il ennuie ma chienne ... (ici, nouveau juron,
plus expressif).
Mon père, comme s'il venait juste de comprendre :
— Ah ! bon ! Que ne le disiez-vous pas ...
Lasky ... Lasky ...
Viens ici ... (plus fort). Viens ici ... (Bien
plus fort encore) ... Lasky, sacré chien de ... (etc.) ... Viens
ici ...
Il est intéressant de noter que ce dernier cri fit s'envoler
six bécassines dissimulées dans la prairie, mais bien trop loin pour être
tirées. Des cris de rage s'échappèrent du groupe des chasseurs. Mon père
comprit qu'il fallait faire quelque chose, et, se tournant vers moi, il me dit :
— Michel, va donc chercher « ton » sacré
chien ! ...
Je ne pouvais qu'obéir. Je me mis à courir, sans illusion,
vers Lasky. Malheureusement, ce dernier s'étant approché un peu trop de l'homme
à la chienne, celui-ci lui allongea en douceur un coup de crosse qui lui fit
pousser un hurlement terrible et prendre à partie le ciel de la brutalité des
humains. Les quatre dernières bécassines, qui devaient être légèrement sourdes,
en profitèrent pour filer.
Mais mon chien n'admettait pas les coups venant d'un
étranger, même s'ils étaient mérités. Aussi résolut-il de se venger. Il se mit
en conséquence à courir devant les chasseurs comme une furie en aboyant de
toutes ses forces. La grand-mère bécassine, qui n'avait pas voulu quitter son
coin, comprit qu'il se passait quelque chose de grave et s'envola.
Je dois à la vérité de dire que, si des fusils se levèrent,
ce fut dans la direction de ce pauvre Lasky. Ce n'est sans doute que pour ne
pas désobliger mon père que les chasseurs se retinrent à temps, mais je suis
persuadé que, si Lasky avait appartenu à l'un d'eux, il aurait rejoint le
Créateur ce jour-là.
Quand il estima sa vengeance complète, mon chien disparut
dans un bois, au loin.
Chacun essaya de reprendre courage et les autres chiens
firent tout ce qu'ils purent. Mais on ne trouva plus une seule bécassine de
toute la matinée.
Mon père et moi, nous n'étions plus très fiers. Quand nous
nous réunîmes, avant de nous séparer, mon père voulut prendre l'offensive le
premier :
— Je ne sais pas ce qu'avait mon chien aujourd'hui !
D'ordinaire, il est excellent.
En mon âme d'enfant, j'admirai mon père ...
— Moi, dit quelqu'un, je crois qu'il n'avait pas bien
digéré son pedigree aujourd'hui. Un autre avoua calmement :
— Si ce chien était à moi, on pourrait parler de lui au
passé.
Mon père a toujours eu l'honneur du nom et de la famille. Il
ne pensait sûrement pas beaucoup de bien de Lasky, qui n'avait toujours pas
reparu, mais il le défendit tout de même. Je vis bien qu'il perdait son temps,
car l'opinion des autres paraissait solidement établie. Ce n'était plus une
opinion, c'était une conviction. Ils ont dû parler longtemps du chien de M. Erional,
qui avait un pedigree.
Les chasseurs se séparèrent enfin. Nous rentrâmes, mon père
et moi, à pied au logis. Je me retournais de temps en temps pour voir si Lasky
n'apparaissait pas et je commençais à être inquiet. Il était si susceptible.
Mon père me jurait qu'il allait lui faire payer cher son
humiliation, mais je me promettais bien de le défendre. Soudain, je le vis
venir en trombe. Quand il nous vit, il stoppa net sa course, prit son air
affligé que j'aimais tant, regarda mon père de ses grands yeux mouillés et
s'approcha la queue basse en se dandinant.
Nous nous étions arrêtés. Je n'ai jamais pu voir quelqu'un
malheureux, je le caressai donc. Mon père grogna gentiment :
« Sale bête ... » Lasky avait compris; il
était pardonné. Il aboya de joie et revint en gambadant autour de nous. En vue
de la maison, il s'élança comme une flèche pour réclamer à ma mère son petit
déjeuner, qu'il n'avait pas pris avant de partir.
M. ERIONAL.
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