ovembre est le mois du hareng. Au moins celui des
pêcheurs de harengs — ce qui n'est pas tout à fait la même chose ...
On sait que, dès l'automne, le hareng descend de la mer du
Nord pour longer les côtes de France, où il fait son apparition dès les premiers
froids.
D'aucuns prétendent qu'il ne se répand guère au-dessous de
l'estuaire de la Loire, ce qui ne constitue du reste pas une vérité absolue.
Mais il est patent qu'on le retrouve bien loin de chez nous, aux environs de
mars, où il pullule sur les rives canadiennes. Vient-il en France pour y frayer
l'hiver, ainsi que veulent le démontrer certains savants, ou ne fait-il que
côtoyer notre littoral avant de traverser l'Atlantique ? Je l'ignore, et,
d'ailleurs, ces considérations naturalistes nous importent assez peu, dans la
mesure où elles dépassent largement le cadre de cette chronique.
Qu'il nous suffise de savoir, pour l'instant, que le hareng
nous visite au début de l'hiver, ce qui nous est une occasion magnifique de l'y
accueillir et même de l'y cueillir : on verra plus loin combien ce terme
s'avère d'une rigoureuse exactitude.
Le hareng : c'est-à-dire en fait les millions de
harengs qui transitent en France, car ces poissons migrateurs voyagent par
bancs épais, des bancs d'une extraordinaire densité, bien supérieure à celle
des bancs de maquereaux, pourtant diablement touffus. Il n'y a pas que dans les
caques que les harengs s'entassent comme des voyageurs de métro aux heures de
pointe ...
Certains de mes lecteurs ne manqueront pas de faire la grimace,
peut-être, en parcourant ces lignes. S'occuper du vulgaire hareng, après s'être
léché les babines, tout l'été durant, devant des crustacés de choix comme le
bouquet ou le homard, peut leur paraître une déchéance. C'est qu'ils ne
connaissent guère ce clupéidé que sous la forme enfumée du saurissage ou sous
les espèces insipides de la congélation. Dans l'un et l'autre cas, on ne
saurait dire, en effet, que la saveur de ce poisson est exquise. Or,
contrairement à ce qu'en pense un vain peuple, le hareng frais, j'entends
fraîchement péché et cuit au sortir de l'eau, constitue un véritable régal,
d'une extrême finesse, bien supérieure à celle de la truite, à mon sens, cette
truite avec laquelle notre hareng présente, d'autre part, certaines
similitudes. Je sais que je vais faire ainsi bondir nombre de gourmets, mais je
leur conseille de tenter un essai de comparaison loyal et franc avant de
s'employer à me contredire. À condition toutefois, je le répète, qu'ils ne
s'avisent de déguster que des harengs frais péchés.
Je les convie ainsi à venir les ramasser avec moi, le long
du mur de l'Atlantique ou de la Manche. Ce mur-là n'est évidemment pas celui
dont il fut question aux environs de 1944, tout de fil de fer et de béton !
Mais c'est un mur tout de même, comme vous l'allez voir. Un mur, cette fois,
perpendiculaire au rivage, et non plus parallèle.
Dès les premiers froids, les bancs de harengs envahissent
notre littoral, qu'ils côtoient à la recherche du plancton. À marée haute, ils
passent ainsi à une très faible distance du rivage, épousant dans leur course
les moindres replis côtiers, mais naviguant surtout au-dessus des grèves ou des
plages de sable sans rocher. Il est curieux de constater que, tandis que les
poissons plats remontent à chaque flux vers la terre, en quête des arénicoles
dont ils aiment à se repaître, dans une direction perpendiculaire aux côtes,
les harengs, eux, suivent celles-ci selon un sens rigoureusement parallèle.
Cette précision a bien son prix, car c'est elle qui détermine le mode de pêche
harengère que nous allons dire.
Doués d'un même esprit d'observation que les hauturiers — ou
les chasseurs, — les bassiers ont mis depuis toujours à profit cette
particularité de la progression du hareng. Dès octobre, ils plantent chaque
année, tout le long du littoral et à angle droit avec celui-ci, des lignes de
hautes perches, espacées les unes des autres de trois mètres environ. Ces
gaules sont enfoncées de deux bons pieds dans le sable et consolidées aussi
rigoureusement que possible, en raison des efforts multiples qu'elles auront à
subir.
Ces perches, qu'on désigne presque partout sous le nom
d'étalières, sont destinées à recevoir des filets verticaux, véritables
panneaux de toile dont la base affleure le sol même. Des filets à mailles assez
larges pour laisser passer la tête d'un hareng et assez étroites pour empêcher
le corps de les traverser. Lorsque la mer a recouvert ces dispositifs, qui
strient chaque automne tant de nos grèves, il tombe sous le sens que nos
harengs viennent y donner de la gueule et y restent prisonniers, coincés au
niveau de leurs ouïes. Dès que le reflux assèche et découvre les étalières, il
ne reste plus aux pêcheurs à pied sec qu'à y cueillir leurs proies, suspendues
du haut en bas du filet selon l'heure de leur passage par rapport à la hauteur
de la marée.
Comme vous le pourrez constater, le procédé est aussi simple
que l'œuf de Colomb. Encore fallait-il y songer. Mais il exige sans nul doute
d'assez importantes mises de fond. Car un « espalier » de cette sorte
comporte souvent une alignée d'une dizaine de perches, soit une superficie
d'environ 150 mètres carrés de filets. Au prix du lin et de la main-d'œuvre,
c'est là effectivement un petit capital. Du reste, le harenger tisse souvent
ses filets lui-même et, en toute hypothèse, ils lui coûteront moins cher qu'une
barque.
Mais si l'étalière est plus onéreuse que les armes
improvisées dont usent les bassiers, s'agissant de mollusques, de crustacés ou
de poissons, elle demeure généralement d'un substantiel rapport. Il n'est pas
rare, par quelque brumeuse matinée de novembre, de décrocher des murs de toile
des centaines de harengs pris au piège durant la mer pleine. Pour peu que la
brise ne soit pas trop fraîche ou la vague trop dure, on peut laisser en place,
plusieurs semaines durant, les filets ainsi plantés, au moins tout au long
d'une même marée favorable. Le bassier ne devra cependant jamais manquer
d'ouvrir l'œil et de démonter rapidement ses palissades dès que baissera le
baromètre ou tournera le vent. Une mer un peu grosse a vite fait, on s'en
doute, d'arracher les filets pendus ou de les emmêler comme une « pelote de
vermée ».
Si les panneaux à harengs sont ainsi rigoureusement
amovibles, prêts à être dévergués en quelque sorte comme des voiles de batture,
les piquets d'étalières restent fichés en grève pendant toute la saison, et
souvent même après. Ainsi s'expliquent ces gaules survivantes que l'estivant
découvre fréquemment sur ses plages, sans en comprendre la présence, ou ces
chicots de perches brisées par quelque tempête, qui parsèment le littoral
sableux, faisant parfois trébucher le promeneur à mer basse ou, aux heures
propices à la crevette grise, provoquant l'arrêt brusque d'une bourraque, avec
un furieux coup de manche dans le ventre du pêcheur.
Je crois prudent de prévenir les amateurs que la pêche aux
étalières nécessite une autorisation préalable, étant en principe réservée aux
inscrits maritimes. Mais, dans des coins que je sais, certains marins non
professionnels ne se gênent pas pour affronter les foudres des gardes-côtes, en
plantant à l'envie des étalières clandestines. Les bancs de harengs sont en
général si nombreux que cela ne porte guère préjudice aux intérêts des
inscrits. N'en déplaise à M. de Colbert, qui réglementa très sévèrement jadis
le métier de pêcheur, il faut bien que tout le monde vive (sauf en l'occurrence
les harengs). Un ichtyologiste de mes amis a d'ailleurs calculé que chaque
habitant d'un pays comme le nôtre pourrait consommer chaque hiver plus de six
douzaines de harengs, aux époques de « passage », sans que s'en
puissent trouver compromises les nécessités de reproduction de la race
harengère.
Maurice-Ch. RENARD.
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