Depuis l'invention de la bicyclette, la question du « développement »
— distance parcourue par tour des pédales — a toujours suscité l'intérêt,
et les discussions, des cyclistes. C'était déjà merveille que ce développement
ne dépendît plus invariablement du diamètre de la roue motrice, comme dans le
grand bicycle ; la transmission par chaîne sur deux pignons de dimensions
différentes permettait à chacun d'adopter le « braquet » qui lui
convenait. On tomba d'accord que ce développement se situait, selon la force et
les aptitudes du cycliste, entre 4m,80 et 5m,50. Mais on
sentait bien qu'il eût été avantageux de « pousser plus grand » sur
le plat et plus petit dans les côtes. D'où la recherche, l'invention et le
succès du changement de vitesses.
Ce changement de vitesses s'est considérablement enrichi ;
avec triple plateau à l'avant et cinq dentures à l'arrière, la gamme des
développements monte à quinze combinaisons ... qui en feraient trente par
retournement de roue, l'autre côté du moyeu portant aussi cinq dentures !
Trop bien servi, le cycliste se perd dans « l'embarras du choix ».
Il y a, là, exagération, même pour des coureurs qui se
donnent à fond sur de longs et durs parcours ; on constate qu'avec ce
système ils se surmènent plus rapidement qu'autrefois ; aucun champion
d'aujourd'hui ne peut rester en forme toute une saison.
Quant aux cyclistes qui ne circulent que sur de petits
parcours, ils n'ont certes que faire de tant de pignons et de plateaux ;
certains même, habitants de villes et régions planes, peuvent se contenter d'un
développement unique ; trois suffisent aux autres, s'ils les choisissent
bien et s'en servent convenablement. Les cyclotouristes voyageurs et
randonneurs, ceux qui parcourent à leur fantaisie plaines et montagnes, ont seuls
quelque intérêt à une riche gamme de développements. Encore ne s'entendent-ils
pas tous sur la composition de cette gamme et la façon d'en jouer. Ils font
plus confiance, pour franchir les monts et foncer sur le plat, aux combinaisons
mécaniques qu'à l'état de leurs muscles et de leur cœur. Pourtant l'énergie
qu'ils peuvent dépenser, même s'ils la font passer par la meilleure
transmission, vient uniquement de leur corps ; c'est cette énergie qu'il
leur faut distribuer sans perte ni gaspillage ; de bons développements,
utilisés à propos, peuvent les y aider.
On croit généralement qu'on monte d'autant plus facilement
une côte qu'on emploie un développement plus petit. Ce n'est pas tout à fait
exact. Ce qui, dans une côte, fatigue, ou plutôt augmente la dépense d'énergie,
c'est de la monter vite.
En effet, soit une côte de 10 kilomètres à pente de 5p. 100.
La grimper, c'est élever son poids et celui de sa machine, mettons 80
kilogrammes, à 500 mètres ; c'est un travail de 500 X 80 =
40.000 kilogrammètres ; ajoutons-en 10.000 pour la translation horizontale
sur 10 kilomètres ; le travail mécanique produit sera, au total, de 50.000
kilogrammètres. Ce travail, qu'on peut appeler le travail extériorisé, sera
toujours le même, quel que soit le temps que l'on mette à faire le parcours.
Cependant, il est beaucoup plus difficile et plus fatigant d'enlever cette
longue côte en une demi-heure qu'en une heure.
C'est qu'un moteur, notre corps en cette occasion, ne
produit du travail qu'en dépensant de l'énergie pour son propre fonctionnement,
et il en dépense d'autant plus qu'il effectue le travail en moins de temps. La
puissance d'un moteur est donc mesurée par la quantité de travail qu'il peut
produire dans un temps donné. Ainsi la dépense d'énergie d'un cycliste comporte
les kilogrammètres réellement produits, augmentés du travail interne de son
corps — muscles, cœur, poumons — dont l'activité a été d'autant plus
augmentée que le travail a été plus rapidement effectué. Ce travail interne
équivaut à trois, quatre ou cinq fois le travail extériorisé ; de façon
qu'aux 50.000 kilogrammètres de tout à l'heure il faut ajouter de 150 à 250.000
kilogrammètres. Cela se compte plus aisément et plus physiologiquement en
calories, la calorie valant 425 kilogrammètres. Notre dépense pour monter la
côte sera donc, en chiffres arrondis, de 120 calories pour le travail
extériorisé et de 360, 480, 600 calories, et même parfois bien davantage, pour
le travail interne, suivant la vitesse d'exécution. Monter la côte en une heure
est relativement facile, parce que la dépense d'énergie n'est que de 120 + 360,
soit 480 calories, ce qui représente une activité très supportable pour un
homme vigoureux et bien portant. Mais si un champion enlève la côte en une
demi-heure, au travail extériorisé de 120 calories il en faut ajouter 600 à 800
de travail interne, tant l'activité musculaire retentit sur celle de tous les
organes ; et la dépense horaire de 800 à 900 calories n'est à la portée
que d'un athlète supérieurement entraîné.
Quel est donc l'intérêt d'employer un petit développement
dans les côtes ? Mécaniquement, il est nul, puisque le travail produit
reste le même quel que soit le temps qu'on y passe. Mais physiologiquement il
est assez grand, parce qu'un rythme de pédalage mal approprié à l'effort
détermine un grand gaspillage de travail interne. Dans une côte, l'allure
ralentie impose le ralentissement du pédalage ; celui-ci, qui,
normalement, est de 80 tours-minute, tombe à 40 ou 30 si le développement est
moyen, d'environ 5m,25. Cela oblige à appuyer fortement et
longuement sur la pédale, et, entre chaque coup de pédale, il s'établit un
secteur mort très étendu. Le vélo avance par saccades ; les muscles se
contractent. La moitié de la force employée est gaspillée en contractions
musculaires inefficaces, et souvent contrariantes. La dépense interne devient
considérable, mais en pure perte. Un plus petit développement permet de
conserver la même vitesse de progression, mais en tournant les jambes deux fois
plus vite, à 60 tours-minute par exemple. Ce rythme normal permet de mieux
conduire et distribuer l'effort des muscles. Il n'y a plus gaspillage
d'énergie. Remarquons d'ailleurs qu'à descendre, par l'emploi d'un tout petit
développement, à un rythme précipité, 100 ou 120 tours-minute, on gaspillerait
aussi son énergie en poussant dans le vide une pédale fuyante.
Des considérations analogues démontreraient l'inutilité des
grands développements, des 6 à 7 mètres, par lesquels on prétend faciliter la
vitesse sur le plat. Cela n'est vrai que pour les coureurs qui soutiennent des
moyennes de 40 kilomètres-heure. Mais, pour ceux qui ne dépassent guère le 20,
le rythme ralenti du pédalage n'est aussi qu'une occasion d'épuiser ses forces.
En somme, c'est la vitesse que l'on peut soutenir qui détermine le développement
à employer ; chacun selon sa vigueur, sa résistance et son entraînement
usera différemment du dérailleur ; mais il ne faut pas tomber dans les
extrêmes, le trop grand ou le trop petit braquet, ni « cafouiller »
dans une gamme de vitesses trop riche pour qu'on s'y reconnaisse au moindre
accident de terrain.
Dr RUFFIER.
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