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Les premières civilisations

Au cinquième millénaire avant Jésus-Christ, on voit paraître sporadiquement, en Micrasie et Archasie — c'est-à-dire en Asie mineure et dans la région du Proche-Orient asiatique classique axé sur la Mésopotamie — les premiers indices du passage de la préhistoire à la protohistoire.

Les fouilles archéologiques restituent, en effet, pour cette époque, des reliques épigraphiques annonçant les rudiments de l'écriture la plus archaïque. Celle-ci, du reste, n'a rien de commun avec le concept graphique actuel. Il s'agit avant tout de dessins, de schémas stylisés, maladroits, primitifs, dont l'interprétation ressemble beaucoup à celle des rébus.

Quoi qu'il en soit, pour qu'il y ait écriture, il faut qu'il y ait civilisation déjà largement évoluée, et que l'auteur ait assez d'entendement pour vouloir exprimer sa pensée.

En fait, on arrive actuellement à prouver qu'en cet âge lointain il y avait sept civilisations. Pour les situer, il faut et il suffit de se rapporter aux notions de peuplements et migrations antérieures de l'époque préhistorique, et de considérer la géographie physique du monde. C'est cette dernière qui modèle les régions d'épanouissement.

Le fait le plus important, et même strictement déterminant, est qu'une immense bande désertique sépare les terres habitables en deux zones : l'une au nord, l'autre au sud du globe.

Cette bande désertique part des côtes Atlantique de l'Afrique et arrive, à l'est, à celles asiatiques de la mer de Chine. Elle comporte : le Sahara, l'Égypte, l'Arabie, la Mésopotamie et le Turkestan.

Six fleuves traçaient, dans cette bande désertique, six vallées en donnant la vie à six suites d'oasis linéaires : les deux Nils, le Tigre et l'Euphrate, l’Indus et le Yang-Tsé-Kiang.

En cette époque, il n'y avait plus cependant qu'un Nil à proprement parler : le Bleu et le Blanc s'étaient réunis par un phénomène d'érosion naturelle, en leurs sinuosités de cours, au plus près. Mais on peut affirmer qu'aux millénaires antérieurs, le Nil Bleu, venant du lac T'sana et de l'actuelle Éthiopie, était seul à se jeter dans la Méditerranée ; le Nil Blanc, issu du Sud soudanais, voyait ses eaux se perdre dans les grands lacs qui mouchetaient l'immensité saharienne.

Les archéologues actuels sont, du reste, d'accord pour penser que la grande pyramide n'est pas un tombeau, mais un monument, un mémorial. Si l'on en croit les travaux du professeur G. Neuroi, elle aurait été justement élevée pour célébrer le travail des hommes complétant la nature et commémorer le souvenir de ce déversement du Nil Bleu dans le Nil Blanc, qui devait faire du Nil unique le bienfaiteur agricole de l'Égypte.

Les troisième et quatrième fleuves, le Tigre et l'Euphrate, présentent également des caractères de gémellité acquise sensiblement identiques.

Il y a dix mille ans, à l'est du plateau désertique constitué par l'Arabie, se situait la Mésopotamie, dont le nom signifie « pays situé au milieu de l'eau douce ». Sa fertilité provenait des crues périodiques apportant un limon fertilisateur sur un sol argileux ingrat. Mais les énormes torrents de boues que roulaient ces crues provoquaient des atterrissements devant leurs embouchures alors séparées. Le bas-fond côtier s'en trouva envasé, et petit à petit la côte gagna sur la mer. Il s'ensuivit que ces deux fleuves, qui, antérieurement, avaient des embouchures distantes d'une cinquantaine de kilomètres, finirent par devoir se tracer un estuaire unique. Ce fut le Shatt-El-Arab, qui lui-même finit par devenir un véritable fleuve unique, captant même comme simple affluent l'ancien Kabour, autrefois indépendant.

En géophysique, le fait n'est pas rare, et l'on voit actuellement le Niger, petit à petit, grignoter l'étroite bande de terre qui le sépare du Logone. Il y a à peine deux mille ans, la Durance et le Rhône avaient deux embouchures distinctes.

Plus à l'est de la Mésopotamie, le désert du Shind étendait ses steppes dans la région des contreforts himalayens, au nord-ouest de l'Inde. C'était là que coulait l'Indus.

Encore plus vers l'Orient, l'immensité désertique de la Chine était parcourue par le Yang-Tsé-Kiang.

Il existait en plus un septième site, où se situait une civilisation préhistorique : celui de l'Atlantide, aujourd'hui disparu, avec son fleuve atlantidien.

C'est le long des rives de ces sept fleuves, et en ces seuls lieux naturellement fertiles, car la végétation alimentaire demande de l'eau, que sept civilisations se fondèrent, en permettant à des humains primordiaux de vivre en commun et d'élaborer des manières identiques de vivre et de penser.

Mais ces sept civilisations évoluèrent de façons toutes différentes.

L'Atlantide, en équilibre isostatique instable depuis la fracture de la « Pangée » précambrienne, au moment du début de la dérive des continents, comme l'a expliqué Wegener, s'effondra, en engloutissant à jamais les vestiges de sa civilisation en pleine évolution.

À l'autre extrémité de la bande désertique, les hommes primitifs fixés sur les bords du Yang-Tsé-Kiang évolueront en « vase clos », en tournant le dos à la future Europe. Ils donneront la civilisation de l'Extrême-Orient à la mentalité « alogique », ne se souciant pas ni des effets, ni des faits, mais raisonnant uniquement en fonction des causes déterminantes des actes. C'est ce qui fera que les Chinois ne seront jamais compris des Occidentaux tant que ces derniers ne seront pas arrivés à l'ère scientifique leur imposant les mêmes méthodes intellectuelles.

Dans la partie médiane de cette immense bande désertique, les premières civilisations évolueront autarciquement, sans contact avec celles voisines, car les échanges commerciaux sont encore ignorés.

La civilisation de l'Égypte historique absorbera les deux antérieures du Delta et du Haut-Nil, ou Nilotie. Ce sera l'Égypte pharaonique, toute différente du reste des multiples royaumes antérieurs, sous la domination de sortes de princes-prêtres.

De même, en Mésopotamie, on verra se dessiner une unification, mais celle-ci sera beaucoup plus lente, avec de très longues périodes de luttes et de rivalités. Tout au début, on distingue trois régions toutes différentes : celles de la Shumérie côtière, puis, en remontant vers le nord, Akkad et Subaru. Sur les plateaux en bordure de cette immense région, on trouve d'autres groupes quasi autonomes : à l'ouest, les Sémitiques de l'Arabie, les Asianiques du nord, avec les Mittaniens, puis vers l'est les Luristaniens et les Susiens. Leurs luttes provoqueront des invasions, des occupations, des assimilations, mais celles-ci laisseront cependant subsister des marques très nettes : les Sémites de l'ouest ne seront jamais totalement assimilés grâce à un repli sur la côte au delà du plateau arabique. Suse et le Luristan s'orienteront vers la Perse. Seule la Mésopotamie proprement dite formera un bloc autonome, mais il subsistera un antagonisme entre le nord des successeurs Assyriens contre le sud des Chaldéens.

La civilisation de l’Indus évoluera quelque peu à la manière orientale, c'est-à-dire en vase clos. Toutefois, il existera des échanges et on ne doit parler que d'autonomie.

Le passage de la protohistoire à la préhistoire est essentiellement caractérisé par le fait que les hommes primitifs de ces âges ne laissent plus des documents uniquement fonctionnels, comme les armes de guerre ou de chasse, ou les poteries culinaires. Ils tracent des gravures dans des buts prophylactiques ou propitiatoires, selon qu'il s'agit de se garantir des bêtes féroces ou de rendre des chasses bénéfiques.

Les révélations des fouilles démontrent que toutes ces civilisations ne sont pas synchrones et que leurs histoires n'ont rien de commun.

La civilisation de l'Indus, connue depuis très peu de décades, a la primauté dans sa date de début, mais son évolution sera extrêmement lente, au point de ne plus sembler qu'un avortement.

On a longtemps épilogué sur l'antériorité relative des civilisations nilotiques et archasiatiques, qui annoncent les âges ultérieurs égyptiens et mésopotamiens.

C'est là un pur match sportif entre simples amateurs de lectures historiques. Scientifiquement, la querelle est totalement vaine et sans intérêt.

L'Égypte au sol de sable, au climat extra-sec, au soleil de feu, aux constructions de pierre, a intégralement conservé les vestiges de sa civilisation évoluant.

Inversement, la Mésopotamie, au climat humide et pluvieux, au sol d'argile ou de calcaire friable et inconsistant, aux constructions de brique simplement séchées au soleil — les adobes — a vu retourner à la boue ou à la poussière ses éléments vestigiaux.

Tout ce que l'on peut dire, c'est que migrations et guerres, comme échanges commerciaux, provoquèrent des brassages intellectuels avec des échanges et des interdépendances. À l'heure actuelle, le savant archéologue ne peut dire quel foyer culturel ayant servi de berceau civilisateur a le plus donné ou le plus reçu.

En sondant les abîmes de nos origines, l'homme en écarte les bords et en approfondit le fond : à chaque solution qu'il trouve vient se superposer un nouveau problème.

Louis ANDRIEU.

Le Chasseur Français N°645 Novembre 1950 Page 695