Un des tout premiers moyens d'expression figurative des
hommes préhistoriques a été la gravure sur os ou sur ivoire. C'était là pour
ces primitifs une matière parfaite et facile à trouver, car ils vivaient en
même temps que l'éléphant antique et surtout le mammouth à poils longs. Des uns
et des autres, ils recueillaient facilement les défenses après les avoir tués
pour leurs nourritures.
L'art des primitifs est essentiellement prophylactique
ou propitiatoire, selon qu'il s'agit de bêtes féroces dont ils veulent se
protéger ou d'animaux utiles dont ils souhaitent la chasse bénéfique. Il en
résulte qu'une partie d'entre eux — et plus particulièrement leurs
redoutables défenses— constituait une sorte de talisman parfait, surtout
s'il était gravé de traits ou dessins schématisant leurs désirs.
C'est en France que les archéologues ont découvert les
principaux objets d'ivoires préhistoriques. Cependant il faut retenir qu'à la
suite des glaciations et pluviations les climats changèrent et les mammouths
migrèrent vers la Sibérie.
Après avoir connu une vogue immense, surtout au Moyen Age,
en Occident, et sans interruption en Extrême-Orient, les ivoires étaient
quelque peu délaissés dans le goût du public.
Il a fallu les découvertes récentes des matières plastiques,
donnant un renouveau au bibelot, pour que leur faveur renaisse. Ivoires
d'origine ou synthétiques touchent par leurs chaudes colorations, les reflets
laiteux, les teintes irisées, le contact chaud, ferme et toujours onctueux. Par
ses veines, la surface ressemble à certains bois précieux, comme le sycomore
patiné par le temps et donnant du relief aux fibres ligneuses.
Cependant l'ivoire naturel a plus d'expression. On y retrouve
l'ambiance d'une matière inerte et ayant possédé la vie. Les jeux de lumière sont
plus naturels et, en un mot, plus vivants.
Pour les hommes des temps préhistoriques, comme pour les
médiévaux, l'ivoire est entouré d'une certaine poésie mystique d'origine. Elle
venait en effet des pays lointains, et presque fabuleux par leurs fastes, de
l'Orient.
Aux temps historiques, les hommes ne connaissaient plus les
gigantesques mammouths et même plus l'éléphant, celui-ci ayant déserté
l'Europe. Ainsi le mystère du pays d'origine venait se superposer à celui de la
production. Aussi, il y a à peine six ou sept siècles, voyait-on trouvères et
troubadours rappelant dans les chansons de geste, en allant de châteaux en
châteaux, que l'oliphant du preux Roland était d'ivoire. La légende apportait
ainsi, une nouvelle consécration.
C'est sur ce fond historique, constituant en même temps un
fond en merveilleuse fresque enluminée, que l'on doit étudier, de nos jours,
l'ivoire et les ivoires.
L'ivoire est essentiellement une matière animale de
formation osseuse. C'est une variété supérieure de dent, celle des défenses
dont certains animaux sont pourvus. Ce ne sont pas du reste les seuls
éléphants, bien que ceux-ci restent les producteurs principaux. Durant la
préhistoire, les mammouths en fournirent avec une abondance extrême et de
dimensions gigantesques. Actuellement, hippopotames, narvals et morses viennent
en concurrence.
Il y a une hiérarchie dans les ivoires suivant l'origine, et
celle-ci conditionne les éléments d'appréciation : grain, structure,
densité, forme et dimension. Cependant, anatomiquement, les formations sont
identiques entre elles et toujours différentes de celles des dents.
La majeure partie des mammifères — et les humains n'y
font pas exception — ont des dents permanentes. Celles-ci viennent en une,
deux et parfois trois dentitions successives avec l'âge, puis disparaissent en
ne laissant subsister que la dernière. Les dentitions temporaires sont dites « caduques ».
Inversement, chez les rongeurs, les dents croissent continuellement, ce qui
explique que les lapins, par exemple, ne cessent de les user les unes contre
les autres pour éviter d'avoir la bouche close par une sorte de grille. C'est
du reste ce qui arrive si une dent vient à se casser et que celle
correspondante de l'autre mâchoire poursuive sa poussée.
C'est un phénomène identique qui se produit chez l'éléphant,
l'hippopotame, le morse : leurs défenses croissent perpétuellement, mais
l'animal s'est adapté à cette condition et il n'y a pas d'accident alimentaire.
Comme les dents, les défenses sont structuralement en trois
parties : à l'intérieur, la pulpe dure et calcaire entourée par une
capsule calcifiée et enfin une gaine extérieure de protection ou émail. Dans
les défenses en croissance continuelle, la pulpe en évolution calcifiante
absorbe l'émail qui, au terme final, devient ivoire.
Cette poussée permanente, jointe à la matière fibreuse des
dents, se traduit par des traces concentriques très analogues à la structure du
bois. Cette similitude est encore plus marquante si l'on rapproche ivoire et
bois vifs et verts. Dans les deux cas, il existe une certaine quantité d'eau de
constitution disparaissant par vieillissement ou séchage. Schématiquement formé
de cônes ligneux concentriques, l'ensemble tend à se disloquer en largeur et
rester stable en longueur. Il en résulte écaillures, fêlures, fendillements et
fissures.
L'art de l'ivoirier et de l'ébéniste sont très proches, car
chacun doit savoir très semblablement utiliser le grain des fibres et les
dessins qu'elles produisent pour permettre les jeux de lumière les meilleurs.
Les deux artistes tiennent compte des parties plus ou moins dures, plus ou
moins ténues pour réaliser en fonction du grain les meilleurs partis
décoratifs.
La question de ces grains ou particules élémentaires
constitutives est particulièrement importante. Les ivoires des éléphants d'Afrique
orientale et du Sud sont les plus estimés, mais le meilleur reste fourni par la
Guinée et surtout le Siam. Les produits du Gabon sont considérés comme
secondaires, car ils blanchissent en vieillissant à l'inverse des précédents.
C'est en fonction du grain et des fibres que l'artiste
choisira ses outils et ceux-ci sont semblables à ceux des graveurs sur bois
durs. Ces éléments conditionnent le modèlement et la modélation autorisant les
jeux de lumière, la mise en valeur des détails, des dégradés, des ombres et des
fondus.
Certains artistes ont tenté d'adopter les techniques propres
aux miniaturistes et d'autres une stylistique analogue à celle des graveurs de
camées et cristaux de roches. Les résultats en ont été très médiocres. La raison
immédiate en est la brillance naturelle de la surface, car son poli empêche la
lumière de s'accrocher à des reliefs ou de créer des contrastes. Également il
est rare de trouver des ivoires totalement opaques dans leurs parties
supérieures. Dans les ivoires verts, c'est même le cœur qui est translucide, et
dans les musées on retrouve même de très vieilles plaques d'ivoires qui
laissent encore passer franchement la lumière après plusieurs siècles.
Ce sujet de la lumière est des plus important, car l'objet
obtenu est toujours petit et maniable à la main, d'où des changements constants
d'éclairement. C'est ce qui fait que l'ivoire « vit » véritablement,
tandis que le même objet en métal reste inerte.
La vision d'un ivoire produit toujours une curieuse impression,
car l'objet est rarement droit, sauf s'il est très petit. Normalement il est
curviligne et de dimensions modestes, car les défenses sont presque toujours
courbes, sauf chez les éléphants de Guinée. Certains mammouths les eurent
dépassant la demi circonférence. La section d'une défense n'est pas circulaire
mais ovoïde, avec le grand diamètre dans le plan horizontal. Creuse sur la
moitié de sa longueur, elle n'est pas homogène. Pour réaliser des statues
massives, l'artiste ne peut utiliser que les extrémités. Dans la partie
proximale de la tête, formant anneau ovoïdal, il découpera des plaques.
Les plus longues défenses dépassent rarement 2 mètres avec
un diamètre de base du dixième. Cependant quelques défenses connues atteignent
3 mètres et 3m,50 : ce sont des pièces rarissimes de musées.
Les anciens Grecs et plus tard les Byzantins réalisèrent des
œuvres immenses. On possède même un trône, celui de saint Maximin, au musée de
Ravenne, fait de morceaux d'ivoires assemblés. Le Louvre offre à ses visiteurs
plusieurs retables géants, avec des hauteurs de 3 mètres et des largeurs
analogues.
Chez les Grecs, on vit des statues immenses, comme celle de
Jupiter Olympien, en métal revêtu de plaques d'ivoire pour figurer les chairs à
découvert, pendant que des émaux et pierres précieuses se situaient aux yeux et
sur les vêtements et coiffures. C'est ce que l'on nomme des statues « chryséléphantines »
ou en or et ivoire. On conçoit mal actuellement ces réalisations immenses
nécessitant un certain recul pour être vues avec des joints impossibles à
cacher.
L'assemblage et les joints sont les points cruciaux des
ivoiriers, ce qui explique qu'au moyen âge on réalisait de simples assemblages
de panneaux élémentaires comportant des figurations autonomes.
Les ivoires préhistoriques représentent surtout des scènes
de chasses, des combats d'animaux. En Nilotie, c'est-à-dire en Égypte antique
avant l'unification des peuplades autonomes, on découvre des revêtements de
sièges, et en Archasie, ou Asie occidentale primitive, le trône de Salomon
était d'ivoire.
D'une époque très ancienne datent trois statues trouvées en France :
les Vénus de Brassompouy et de Lespugne.
Il n'existe pas d'ouvrages traitant spécialement de tout
l'art « éburnéen » (de ebur, ivoire), mais un savant français,
Molinier, a réalisé des études partielles parfaites. De nos jours, Grodeck a
réalisé un petit ouvrage simple et clair accessible à tout le monde. Toutefois,
ses conclusions ne sont pas admises de tous les spécialistes.
Les grands producteurs d'ivoires ont été les Orientaux avec
des œuvres — les netzkès — qui sont de pures merveilles, mais elles
répondent aux critériums d'une civilisation ayant évolué en vase clos en
tournant le dos à l'Occident.
L'amateur d'ivoires trouvera les éléments propres à ses études
au Louvre, mais surtout aux musées Cernuschi et Guimet de Paris, et aux musées
Guimet de Lyon et Labit de Toulouse.
Janine CACCIAGUERRA,
de l'École des Langues orientales.
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