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Le bestiaire du tapissier

La grande majorité des personnes qui regardent un tapis n'y voient qu'un agréable jeu de couleurs et de dessins, de cadences géométriques, d'arabesques décoratives, qu'il s'agisse de tapis venus de la Chine ou du Caucase, de la Perse ou de la Turquie, de la Mongolie ou du Béloutchistan.

Or ces motifs ont le plus souvent une signification. M. Fernand Windels, l'encyclopédiste de l'art et de la technique du tapis, est formel.

— On ne peut pas juger d'un tapis d'Orient comme d'une carpette occidentale. Le premier doit être lu, compris, médité, le second obéit à des règles de goût et d'esthétique.

Un grand animateur de l'industrie française du tapis, M. Lucien Lainé, nous dit :

— Vous ne devriez plus fouler un tapis sans penser qu'il vous parle. Il constitue en quelque sorte une signalisation de l'esprit.

Les tapis orientaux sont donc surtout décorés à l'aide de motifs qui, en même temps, sont des symboles exprimant généralement un vœu adressé soit aux dieux auxquels on offre ces tapis pour leurs temples, soit aux humains auxquels on les offrait avec plus ou moins d'arrière-pensée de se valoir leur haute protection.

On sait qu'un symbole est une figure ayant une signification conventionnelle. On dit aussi que le symbole est la représentation d'une chose qui ne tombe pas sous les sens.

Tout symbole inscrit dans une œuvre d'art demande donc à être interprété. L'interrogation de ces emblèmes abondants chez les tapis d'Orient anciens et modernes devient donc une véritable conversation avec cet Orient fabuleux sous le signe de la magie.

Les symboles employés par les tisseurs de tapis orientaux ont été empruntés à la force, à la flore, à l'astronomie, à la géométrie.

Ceux qui proviennent du zoo de la nature constituent un véritable bestiaire du tapissier.

Il eût été surprenant que le coq n'y figurât pas abondamment, non pas tant à cause de son panache, source de tant de hautes fantaisies décoratives et coloristes, mais parce qu'il était le symbole du diable. Toutefois les tisseurs de tapis de Shiraz en Perse, pratiquant en quelque sorte l'homéopathie, lui firent large accueil, considérant qu'il valait mieux avoir le mauvais œil avec soi que contre soi. Ils furent imités par tous les tapissiers d'Orient, qui utilisèrent le symbole du coq plus ou moins stylisé.

La colombe, en Orient, comme dans le reste du monde, est le symbole de l'innocence, de la fidélité dans l'amitié, de la pureté, de la paix.

Le corbeau, lui, ne sait plus à quel saint se vouer. S'il est hindou, il est de mauvais présage ; mais, s'il est musulman, il est au contraire de bon augure.

Le phénix, qui passe pour être l'emblème de la lune, se présente sous la forme archaïque du faisan ou sous la forme moderne du paon.

Les tapissiers chinois ont une affection particulière pour l'oiseau vermillon, symbole du soleil, prometteur de belles moissons, donc de richesse.

Le héron, lui, personnifie l'hypocrisie. Il est l'image des faux prophètes. Cette réputation lui vient du fait que, lorsqu'il se tient perché sur une patte, avec l'air de se livrer à des méditations profondes et austères, il cherche seulement à attraper de gros poissons.

Les tisseurs de tapis de l'ex-Céleste Empire réhabilitent la chauve-souris, qu'ils considèrent comme signe de bonheur, de richesse, de santé, d'amour, de vertu familiale, de fin paisible.

Le zoo de la symbolique tapissière compte quelques grands fauves, dont le lion persan à patte droite armée d'une épée. Que voulez-vous qu'il signifie d'autre que force, courage, puissance, pouvoir, autorité, royauté, triomphe ?

Aux Indes, la puissance a pour symbole l'éléphant, emblème royal et de bon augure. Cette puissance est plus sereine et pacifique que celle du lion, aussi implique-t-elle bonheur dans la richesse.

Du Brahmapoutre à l'Indus, le sanglier équilibriste qui tient adroitement une boule sur sa défense droite est considéré comme le dieu protecteur de Vishnou, qui sauva la Terre du déluge.

En Chine, le symbole de rang officiel est le singe, et le léopard signifie cruauté.

Un bestiaire artistique oriental ne saurait être complet sans le dragon. Les Japonais en font le porte-étendard de l'avarice ou de la gourmandise. Les Hindous en font l'emblème de la mort. Chez les Chinois où le susdit dragon doit faire montre d'un certain éclectisme dans sa constitution, puisqu'il doit avoir obligatoirement des yeux de lièvre, des oreilles de taureau, une tête de chameau, un cou de serpent et un ventre de grenouille, il est affecté à la garde du quartier de l'Est et, de ce fait, symbolise l'élément humide, la pluie.

Si, près de sa gueule, on a tissé une boule, il incarne alors le tonnerre. Il est l'annonciateur de la saison pluvieuse, le printemps. Enfin il est emblème de royauté.

Parmi les bêtes sauvages qui ne sauraient avoir la réputation d'être des fauves carnassiers, le lièvre a été décrété symbole de la déesse Héra ou de la Lune, parce qu'il est sensé en être un habitant. Sur les bords du Gange, le cerf est symbole d'amour pour les animaux. Sur les rives du Yang Tsé Kiang, il exprime l'idée de longévité ou de succès.

L'écureuil plaît particulièrement aux artistes tapissiers de l'Hindoustan et des autres pays qui ont reçu l'empreinte du Bouddhisme et du Brahmanisme.

On y est convaincu que cet écureuil porte sur le corps la marque de la main de Rana, qui est une des incarnations de Vishnou. Voici comment l'affaire se serait passée. Pour permettre à Vishnou d'aller à Ceylan, les singes, déjà dignes de Rudyard Kipling, lui construisirent un pont. Pendant que ceux-ci jouaient aux ingénieurs des travaux publics, l'écureuil se roulait sur le sable de la plage, puis entrait dans la mer pour y faire retomber ce sable. Rana, qui, bien qu'étant un dieu suprême, avait besoin d'interroger ses créatures pour comprendre ce qu'elles faisaient, lui demanda les raisons de cet étrange manège. Il répondit que c'était pour remplir la mer séparant l'Inde de Ceylan, afin de faciliter la construction du pont. Alors Rana lui posa la main sur le dos pour lui imposer sa marque protectrice en signe de récompense. Peut-être aurait-il mieux aimé un sac de noisettes ? Quant à la protection de Rana, elle ne paraît pas jouer jusqu'en Europe, si l'on en juge au nombre d'écureuils empaillés qui pour l'éternité s'ennuient sur une branche dans un coin de salle à manger.

Les animaux domestiqués par l'homme ne sauraient être oubliés.

En Chine, le bœuf personnifie l'agriculture. Aux Indes, où les lois de Manu punissaient de mort quiconque tuait une vache, le bœuf était un animal sacré. Sans doute aussi parce qu'il y était le multimillénaire ancêtre du tracteur agricole.

Le chien n'est pas moins sacré chez les tapissiers musulmans, puisqu'il représente Mahomet lors de son entrée à La Mecque.

Les décorateurs de tapis d'Orient savent aussi se faire entomologistes.

Le papillon chinois est l'image de la vanité. L'abeille symbolise le travail chez eux comme dans tout l'univers. Toujours au pays de Confucius, le scarabée signifie résurrection. Il a le même sens en Égypte et en Hindoustan. Il est aussi emblème de royauté.

On rencontre la tarentule dans les décors du Caucase et dans les tapis cosaques, chirvans et cabistans. Dans les caucasiens, les bordures à dessins d'araignées extrêmement simplifiés préservent les gens de la maison contre les morsures de cet insecte. Il en est de même de la figuration du scorpion. Celui-ci, aux Indes, est accusé de vous donner la lèpre s'il vous touche le corps. Un tatouage avec dessin d'un scorpion immunise. En Chine, cet arachnide est l'incarnation du poison.

Les tapissiers sont également d'imaginatifs pêcheurs.

Ceux du Caucase ont un penchant marqué pour les crabes et les arêtes de poissons.

Si un personnage féminin est assis sur un crocodile, celui-ci représente le dieu Gange, la rivière sacrée des Hindous. Mais, si le crocodile tient un éléphant entre ses mâchoires, c'est signe de détresse ou de ténacité.

À propos du poisson, qu'emploient fréquemment les artistes de la Chine, on disait dans ce pays qu'un roi qui ne savait pas capter le cœur de ses sujets était comme un pêcheur maladroit qui ne savait attraper de poissons.

En Perse, les bordures à dessins d'arêtes de poisson, parce que caractéristiques des ateliers de Ferahan et de Herat (en Afghanistan), ont pris le nom de ferahan et surtout de herati. On rencontre aussi ce genre de décor dans les tapis de Khorassan et Sehna. Mais, le plus souvent, l'herati est un dessin en forme de rosette entre deux feuilles à l'aspect de petites lances qui seraient des poissons jumelés comme ceux du signe zodiacal de février.

Enfin les artistes de l'ex-Céleste Empire ont fait de la tortue la messagère du Ciel et l'image de la longévité. Ce sont les lignes tracées sur sa carapace qui donnèrent aux premiers Chinois l'idée du cadastre et de la division administrative de leur pays.

C'est encore la tortue qui, selon les Chinois, aurait apporté à l'espèce humaine les lois selon lesquelles elle devait se gouverner.

Aussi les artistes du pays de Confucius ont-ils promu la tortue au titre de symbole de l'Administration.

Quand on connaît l'exquise politesse des Chinois, il est hors de doute qu'ils n'y ont mis la moindre i3ntention irrévérencieuse.

Albert SOULILLOU.

Le Chasseur Français N°645 Novembre 1950 Page 700