u temps déjà lointain du service à long terme, la vie du
soldat, fantassin, cavalier ou artilleur, était coupée de farces, de
distractions diverses et cérémonies destinées à intégrer le bleu au
milieu militaire, où il devait évoluer dorénavant pendant un certain nombre
d'années. Quelques-unes de ces coutumes ont disparu, par suite des
modifications apportées à la constitution de l'armée, mais certaines ont, bien
entendu, été pieusement conservées par nos jeunes classes.
À l'arrivée au corps, le nouveau devait « payer la
bienvenue », sous peine d'être mis en quarantaine avec tous les
désagréments que pouvait comporter celle-ci. En 1803, Parquin, un de nos plus
vivants mémorialistes du Premier Empire, écrit au lendemain de son arrivée au
20e régiment de chasseurs à cheval : « Le brigadier de
notre escouade nous conduisit au magasin du capitaine d'habillement, où l'on
nous délivra notre uniforme au grand complet. Puis, quand nous fûmes de retour
au quartier, ce brigadier dit à l'oreille de Fournerat (un de ses camarades)
que l'habitude de chaque recrue en entrant au régiment était de graisser la
marmite de l'escouade. Mon ami et moi donnâmes chacun un louis de vingt-quatre
francs pour être employé à acheter un supplément de viande. C'est ainsi que se
payait la bienvenue. Le brigadier nous remercia de notre générosité et, après
cet acte, nous fûmes classés parmi les bons vivants de la compagnie. »
La plus grande partie des souvenirs des grognards du Premier
Empire font allusion à ce cadeau — un peu forcé — dont l'importance
variait suivant la bourse du jeune homme, mais qui était toujours bien
accueilli et facilitait grandement l'agrégation du nouveau à sa nouvelle
famille militaire.
En général, d'ailleurs, lorsque le soldat accomplissait pour
la première fois un acte de son nouveau métier, il était tenu de débourser
quelque argent. Les officiers eux-mêmes suivaient parfois cette tradition.
Jusqu'en 1880 environ, le jeune sous-lieutenant dont la sentinelle saluait les
épaulettes glissait une pièce de cinq francs — une roue de carrosse
— dans la main du pousse-caillou qui lui présentait les armes.
Pichot, engagé dans l'infanterie en 1854, nous conte que,
pour obéir au règlement, il dut passer par les ciseaux du perruquier. Celui-ci
était alors rétribué à raison de dix centimes par homme et par mois. « C'est
l'usage toutefois de donner quelque pourboire la première fois qu'il vous rase.
Je ne voulus pas qu'il soit dit que j'y manquerais et je lui vendis à bon
marché la paire de rasoirs anglais que j'avais rapportés de Paris, en
retranchant encore cinquante centimes sur le prix comme solde de son premier
travail. »
Lorsque le bleu était puni, il avait encore à offrir
quelques rafraîchissements à ses compagnons de cellule et, parfois même, à s'y
livrer à une pantomime assez particulière dont le capitaine Choppin, au début
de sa carrière, garda un fort mauvais souvenir. Lorsqu'il fit connaissance avec
la salle de police, il fut accueilli par ces mots railleurs : « Eh
bien ! jeune homme, vous allez nous faire le plaisir de rendre les
honneurs à Jules avant de le reprendre demain par les oreilles. On me met,
poursuit Choppin, un manche à balai entre les mains et m'intime l'ordre formel
de faire faction devant un baquet où ... Il faudrait la plume d'un maître
pour retracer les péripéties de cette nuit terrible où j'ai pensé mourir de
froid, de honte, de rage. Si Zola écrit jamais un roman sur l'armée, je lui
recommande ce chapitre naturaliste. » On peut constater, d'après cet
authentique exemple, que les cavaliers du Second Empire faisaient souvent des
plaisanteries d'un goût fort douteux.
Les soldats exigeaient même parfois de menus cadeaux de la
part des simples « pékins ». En 1680, par exemple, défense fut faite
aux trompettes de prélever une dîme de cinq sols sur le propriétaire du moulin
auprès duquel ils passaient pour la première fois.
Tout au long de l'année, farces traditionnelles et coutumes
joyeuses interrompaient pour de trop courts instants la vie monotone du lignard
ou du dragon (le citrouillard, en argot militaire). Le 1er avril,
les loustics de la caserne s'égayaient ferme aux dépens des pauvres diables. On
demandait à ces derniers d'aller au trot quérir la clef du champ de manœuvres,
ou bien encore la masse à enfoncer le piquet d'incendie. Vers 1870, à la
caserne de la Pépinière de Paris, on priait un brave lourdaud de rapporter au
bureau des scribes — les mangeurs d'encre — le « moule à guillements »
réclamé par le gros major. Chaque compagnie renvoyait le malheureux
messager à l'unité voisine et le tourlourou, complètement affolé, gravissait un
certain nombre d'étages avant de s'apercevoir — mais un peu tard — qu'on
s'était copieusement moqué de lui !
Au 1er janvier, les tambours, ou certains
musiciens, présentaient leurs vœux aux gradés et officiers. Parfois, ils
donnaient une aubade et tendaient, tout en faisant le salut réglementaire, une
belle lettre à en-tête naïve, où étaient copiées des formules de souhaits en
vers ! Les tapins faisaient ainsi le tour des lieutenants et
capitaines, récoltant des pièces blanches converties le soir en boissons alcoolisées,
destinées à rafraîchir les gosiers altérés.
Dans l'artillerie, à la fin des écoles à feu, le pointeur
qui avait envoyé sa bombe avec précision et décroché le tonneau avait droit à
un triomphe, qui est d'ailleurs à l'origine de celui de Saint-Cyr. Le canonnier
et ses camarades étaient ramenés au quartier sur des chars ornés de feuillages,
à la façon des empereurs romains victorieux. Chaque supérieur ouvrait sa bourse
et permettait ainsi à la batterie d'arroser copieusement son coup d'éclat.
Cette tradition, qui subsista longtemps dans l'armée française, avait au moins
le mérite d'encourager les bons tireurs. Depuis le moyen âge, si nous faisons
exception de quelques interruptions par suite d'interdictions politiques, les
artilleurs fêtent sainte Barbe, leur grande patronne. Ce jour-là, un banquet
réunit tous les hommes. Le réfectoire autrefois était orné de trophées d'armes,
les punitions étaient levées, bref, le 4 décembre était un jour de liesse ;
certains corps ont d'ailleurs conservé cette coutume.
Parmi les jeux aimés des lignards ou des zouaves, le loto
était certainement le préféré. Chaque numéro était désigné par un sobriquet
d'origine militaire, qui n'est pas toujours facile à comprendre de nos jours. À
l'époque où notre armée stationnait dans les tranchées de Crimée, on s'amusait
ferme à pousser les pions et à leur attribuer des noms évocateurs pour les
partenaires. Le 27 était le marchand d'encre, parce que le colonel de ce
régiment exigeait, même au plus fort du siège, des paperasses comme si ses
hommes étaient dans une tranquille garnison. Le 42 étaient « aux mortiers »,
car cette unité, étant de garde, s'était laissé enlever par les Russes des
pièces d'artillerie confiées à sa garde ; ces deux mots furent, paraît-il,
la cause de bien des duels, car, autrefois, l'esprit de corps était très vif et
pour un rien les hommes mettaient l'épée à la main pour défendre l'honneur de
leur drapeau.
Chaque subdivision d'arme avait son blason populaire. Les
cuirassiers étaient les gros frères, les chasseurs à pied les vitriers ;
les érudits discutent d'ailleurs toujours sur l'origine de ce surnom.
Zouaves, hussards, grenadiers, artilleurs ont toujours eu un
folklore très riche. Les bataillons de diables bleus, les fameux
chasseurs à pied, possèdent aussi des traditions parfois curieuses. Chez eux le
rouge, s'il n'est la couleur de la Légion d'honneur, du drapeau ou des lèvres
de la femme aimée, s'appelle le bleu cerise. De même le jaune, s'il ne désigne
pas la médaille militaire, est la jonquille ; ce sont là les deux couleurs
fondamentales de l'arc-en-ciel des chasseurs. Ceux-ci n'ont pas non plus de
musique, mais une fanfare, pas de tambours, mais des caisses claires, pas
d'uniforme, mais la tenue chasseur.
Nous pourrions multiplier les exemples presque à l'infini,
ceux que nous avons cités prouveront, pensons-nous, que le folklore militaire,
que nous étudions depuis des années, mérite d'être mieux connu.
Roger VAULTIER.
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