étaient deux tout petits enfants. Des jumeaux n'ayant
pas un an. Ils habitaient chez leurs parents dans un très riche appartement
d'un loyer de 12.000 francs, sis au coin du boulevard Jourdan et de l'avenue
Secrétan. L'un était PAUL ; l'autre était JEAN.
Paul était un bambin charmant. Il souriait à sa maman de son
réveil jusqu'au moment où il s'endormait, souriant. Et il souriait en toussant,
en tétant, en jouant, en faisant ses petits besoins, en dormant ... Bref,
il souriait tout le temps.
Mais, par contre, son frère Jean était un môme empoisonnant.
Il se réveillait en grognant et s'endormait en rugissant. Il poussait tant de
hurlements qu'il n'avait pas une bouche d'enfant : il avait une bouche de
hareng. Il était laid, fourbe et méchant.
Ils eurent deux, trois, quatre, cinq, six ans. On les mit au
lycée Louis-le-Grand, au mois d'octobre, évidemment. Paul fut un élève épatant.
Il savait lire au jour de l'an ; à Pâques, il lisait George Sand ; à
la Pentecôte, Paul Morand ; à Noël, il lisait Renan.
Mais Jean était un tel feignant qu'il en devenait répugnant.
Au lieu de travailler normalement comme tout enfant intelligent, il fréquentait
des garnements, il faisait des trous dans les bancs. Il ne savait pas seulement
signer son nom à quatorze ans.
Quand il eut atteint dix-sept ans, petit Paul passa
brillamment ses examens, tous excellents : bachot, licence, tout le
tremblement. Il écrivit un beau roman intitulé : Le Homard blanc,
et reçu même des mots charmants d'écrivains des plus influents.
Mais Jean était déconcertant : jamais il ne brossait
ses vêtements, non plus ses souliers ni ses dents. Il jouait au pocker, au
brelan, allait de bar en restaurant ; il connaissait tous les beuglants.
Il était ivre si souvent qu'il ne marchait qu'en zigzaguant.
Trois ans après, ils eurent vingt ans et arrivèrent au
régiment. Petit Paul en fut très content. Il plut tout de suite, en arrivant,
au colonel, au commandant. Sachant très vite son règlement, il fut nommé, en
fort peu de temps, d'abord caporal, puis sergent.
Jean fut envoyé dans un camp, quelque part, au bout du
Morvan. Il fut sucré par le lieutenant dès le soir, parce que son grimpant
était déjà tout dégoûtant. Comme de juste, il fut fichu dedans. Pour montrer
son mécontentement : Bing ! ... Sur la g ... à l'adjudant ! ...
Petit Paul termina son temps sans punitions, normalement.
Quand il quitta le régiment, comme il avait très peu d'argent, il entra chez un
fabricant de fromage parmesan, comme employé à 15.000 francs. Il travailla
honnêtement, se maria modestement. Il eut beaucoup de beaux enfants qu'il éleva
parfaitement.
À Biribi, Jean fit cinq ans. Il se fit en France, en
rentrant, comme amis, de drôles de gens qui gagnaient leur vie en volant, en
détroussant, cambriolant ... Il passa vingt fois en jugement à Paris, à
Toulon, au Mans, à Lille, à Nice, à Perpignan ... Il vécut ainsi en
mangeant des haricots, énormément.
Les deux frères restèrent longtemps sans se voir, pendant
vingt-trois ans ... Mais, un jour, rue de Ménilmontant (dans le 20e
arrondissement), on put voir un pauvre mendiant qui suppliait tous les
passants, honteux, craintif et demandant quelques petits francs, humblement ...
Tout à coup, une immense Bignan noire, au capot étincelant,
s'arrête pile ... Il en descend un gros monsieur très élégant avec
monocle, cape et gants ; à la cravate, un gros brillant ; à la
boutonnière, un ruban.
C'était petit Paul, l'indigent. Et le gros richard, c'était
Jean ...
Je vous l'ai dit en commençant : ce conte n'est pas
amusant. Et cela, malheureusement, se voit ici-bas trop souvent ! Ça
révolte les honnêtes gens, renverse les beaux sentiments, les préceptes que
nous apprend, sage et convaincu, sur les bancs de l'école le corps enseignant ...
La mouise au bon ; l'or au méchant ... Cela s'est vu dans tous les
temps.
Ce long récit, évidemment, n'est pas pour les petits
enfants, et si, un jour, mon petit Gontran, un gamin qui va sur dix ans, me dit :
« Papa, je veux faire comme Jean. Je veux gagner
beaucoup d'argent. Pour être riche rapidement, à quoi bon vivre honnêtement ?
La mouise au bon; l’or au méchant. Tu l'as écrit sincèrement, tu ne peux plus
dire autrement ! Pour avoir, à trente-cinq ans, en banque plusieurs
millions de francs, ça m'est égal d'être une fripouille ! »,
qu'est-ce que je lui flanquerai comme tatouille ! ...
Roger DARBOIS.
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