Il y a peu de mois, un quotidien de Brazzaville annonça
en quatre lignes la disparition du guide de chasse Marcel Vincent,
accidentellement tué par un lion.
Ce genre d'accident est excessivement rare. Il y a
longtemps, un administrateur qui fut en même temps l'un des précurseurs de la
chasse aux fauves en Afrique-Équatoriale française, Bruneau de Laborie, bien
connu par ses livres de souvenirs, avait subi le même sort, mais depuis les
lions avaient acquis une réputation de pusillanimité que personne ne songeait à
mettre en doute.
La lionne accompagnée de ses petits avait une moins
flatteuse réputation, mais le mâle était presque coté comme absolument
inoffensif.
À mon premier voyage au Tchad, j'avais fait connaissance de Doun,
actuellement un des plus beaux ornements du Zoo de Vincennes, et qui n'était
alors qu'un jeune lionceau d'un an, affectueux comme un gros chien jaune, avec
lequel son maître, le capitaine Le Goff, entamait à Fort-Archambault de
joyeuses parties de lutte amicale.
Cette année encore, dans la capitale des chasses, un
briquetier, M. Tiran, élevait en toute quiétude un lion du même âge, en même
temps qu'une panthère parfaitement domestique, ce qui est plus rare.
Comment a donc pu se passer ce terrible accident, qui
endeuilla Fort-Archambault, où Vincent n'avait que des amis ?
J'étais parti cette année pour une troisième expédition
cinématographique en Afrique-Équatoriale française, et Vincent, que j'avais
engagé comme guide, me souvenant de sa prudence et de sa compétence éprouvée
dans mes expéditions précédentes, m'avait promis de me faire tourner des
chasses au lion, de jour et de nuit.
Malheureusement ma provision de magnésium était restée en
panne à Douala. Vincent n'avait pas hésité alors à décider que notre adversaire
serait chassé de jour. Après quinze jours de chasses et de prises de vues très
diverses sur les bords du lac Iro, nous avions installé notre base sur les
bords de l'Aouk, et, après de fatigantes recherches, un troupeau de trois lions
avait été signalé à l'ouest de la case de Fort-Cannone. Nous le pistâmes de
nombreuses journées, lui laissâmes des appâts réguliers et nous pûmes même nous
rendre compte un jour, de visu, que l'une au moins des bêtes portait une
magnifique crinière.
Ceci prouve, entre parenthèses, que la légende du lion du
Tchad démuni de crinière a de fortes chances d'être fausse.
Mais, ce jour-là, nous nous trouvions dans un décor d'herbes
vertes assez hautes et je n'avais pas plus fait de cinéma que mes camarades de
tir !
Puis, après des alternatives de chasses assez variées,
notamment un magnifique coup au but sur un buffle respectable, nous retrouvâmes
les traces de « notre famille ».
Une poursuite accélérée nous conduisit à un fourré très
dense, en lisière même de la rivière. Vincent s'y engagea, tira un des lions du
groupe, mais, comme il était imprudent de se maintenir dans cet endroit plus
que malsain, toute notre équipe se replia en terrain découvert, s'attendant à
voir sortir des lions en retraite.
Nous avions affaire à de vieux roublards ... Ils nous laissèrent
longtemps sans donner signe de vie, et, alors que nous désespérions de jamais
les voir sortir et que nous avions quitté notre base de repli pour nous
approcher de nouveau du fourré, les cris de nos pisteurs, réfugiés dans des
arbres, nous alertèrent.
Les trois lions, avec une souplesse extraordinaire, nous
avaient faussé compagnie, avaient traversé l'Aouk en foulées impressionnantes
et étaient disparus dans les broussailles de la rive droite !
Nous étions furieux ! Nous traversâmes à leur suite la
rivière, peu profonde en cet extrême début de saison des pluies, mais perdîmes
leur trace dans un terrain très défavorable où c'eût été de la folie de
s'engager.
Vincent n'hésita pas à passer l'après-midi entier à
constituer des appâts, tant rive droite que rive gauche de l'Aouk, pour
multiplier ainsi nos chances du lendemain.
Et le jour du drame arrive.
À 5 heures, le départ matinal que connaissent bien tous les
clients des safaris. À 6 heures, nous entendons rugir, assez près de nous et
dans la direction de l'appât le plus proche, ce qui nous rend tout joyeux !
Un quart d'heure plus tard, en vue de l'emplacement de
l'appât, nous apercevons un splendide animal, avec une crinière imposante, qui
se promène tout tranquillement avec la démarche de la bête repue ...
Et, en effet, il ne reste de notre antilope absolument rien,
sinon une mâchoire. !
Mais, alors que Vincent s'apprête à tirer, un des noirs fait
un mouvement malencontreux, et le lion, en éveil à la suite de notre attaque de
la veille, disparaît dans un sous-bois.
Cette fois, nous sommes absolument furieux ... et le
maladroit se fait semoncer d'importance !
Dix minutes à peine s'écoulent qu'un autre lion, moins
important de stature, vient à notre vue à 150 mètres environ. Vincent,
excellent tireur, essaie un coup long avec sa 416, une arme dans laquelle il
avait une confiance totale. Je vois le lion bouler et le crois mort, mais
Vincent me certifie qu'il n'a pas tué l'animal ...
En effet, nous nous précipitons, mais ne trouvons qu'une
petite mare de sang, l'animal est blessé à la hauteur de l'abdomen, et ce genre
de blessure ne permet pas de juger avec certitude de l'importance du choc subi
par notre adversaire.
Notre progression continue, de plus en plus prudente. Le
sang de la bête nous trace une piste assez facile, en terrain découvert et où
les herbes d'un beau vert n'ont aucune chance d'abriter un animal tapi pour
nous assaillir ...
Puis les traces s'engagent dans un fourré très épais, que
nous investissons avec nos boys, en poussant des hurlements pour faire sortir
le lion blessé, mais nos cris demeurent sans résultat.
Vincent est très indécis : il méprise le lion, c'est un
fait, et il me l'a déclaré bien des fois, mais il ne veut pas me faire courir
de risques inutiles, et il me donne une carabine avec trois cartouches.
— Comme ça, s'il y a du pétard, tu es paré ! Je ne
veux pas le détromper, mais en réalité, empêtré entre ma caméra et cette
carabine, je me sans beaucoup plus inquiet que si j'étais dans l'ombre de
Vincent, sans arme aucune, comme j'avais l'habitude de faire en face des
buffles et des éléphants ... C'est sans doute cette tactique qui m'a sauvé
la vie ... car brusquement le lion se présente en terrain parfaitement
découvert, tandis que je me suis déporté à la droite de mon camarade dans une
prairie en pente, qui doit me fournir un excellent emplacement pour une prise
de vues éventuelle.
Vincent me hurle de ne pas tirer, sans doute pour me ménager
un plan sensationnel, et dans l'espace de temps très court pendant lequel
j'hésite entre ma pétoire et ma caméra, le lion fait front, charge Vincent, qui
a à peine le temps de se replier sur un petit arbre, l'attaque aux reins et aux
jambes ... Un hurlement me fait lever la tête du sol où j'essayais
d'attraper un appareil ... Vincent me crie de tirer, alors je vise les
pattes arrière de l'animal pour ne pas blesser mon ami, et le lion, sans
s'acharner sur sa victime, retourne dans le fourré se reposer de l'effort
fantastique qu'il a dû réaliser ...
Ce drame n'a pas duré plus de deux secondes. Vincent
agonise, le lion rugit à une dizaine de mètres et je n'ai plus de cartouches.
Vincent a encore un faible appel pour me supplier de venir
chercher sa carabine ... J'avoue avoir hésité, tremblant de l’horrible
spectacle dont je n'avais aperçu que la conclusion, bien qu'il se soit déroulé
tout entier à moins de 15 mètres de mes yeux ...
Mais je ne peux laisser ainsi mourir mon camarade, j'ignore
d'ailleurs l'étendue de ses blessures, et, au risque de me faire écharper à mon
tour, je fais un bond au pied de l'arbre, y ramassa une arme rouge de sang,
grimpe dans un autre arbre et fusille presque à bout portant le lion, qui
roule, les pattes en l'air, sur ma quatrième balle.
À ce moment, les pisteurs viennent m'aider, mais Vincent a
été pratiquement assommé sur place, sa colonne vertébrale semble brisée, il a
perdu tout son sang par de multiples blessures.
Ainsi disparut Marcel Vincent, Chevalier de la Légion
d'honneur, Compagnon de la Libération, héros des campagnes de Syrie,
d'Érythrée, de Libye et de France. Deux fois grièvement blessé de 1940 à 1944,
la mort n'avait, jusqu'ici, pas voulu de lui.
Maintenant il repose dans le petit cimetière de
Fort-Archambault où dorment déjà Latham, pionnier de l'aviation, mort en 1912
dans une chasse au buffle, et Perrien, administrateur local, également tué par
le même adversaire en 1940.
Trois accidents en quarante ans ... les accidents de
chasses sont donc, heureusement, excessivement rares; chaque fois un concours
de circonstances vient établir la part d'un destin devant lequel il n'y a qu'à
s'incliner.
Mais tous les sportifs qui ont été pilotés par Vincent
pendant les quatre dernières saisons de chasse du Tchad regretteront un ami
sûr, un guide avisé, un compagnon charmant, qui a fait découvrir l'Afrique,
aimer l'Afrique, comprendre l'Afrique.
A. MAHUZIER.
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