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Ma petite chouette

C'était pendant l'hiver austral 1910 ; le campement, que nous étions obligés de déplacer toutes les trois ou quatre semaines au fur et à mesure des opérations topographiques ou d'implantation de la ligne de chemin de fer de Quimili au nord-est, venait de s'établir à quelques dizaines de mètres de la lisière de la forêt de quebrachos rouges, aux confins d'une immense clairière que le rail traverserait bientôt sur une dizaine de kilomètres.

Le cuisinier avait installé ses batteries à l'extrémité d'un énorme quebracho couché là depuis des millénaires, peut-être, et à demi enfoui dans le sol. Nous n'avions pas été les premiers à y entretenir du feu, car la base de l'énorme tronc imputrescible avait déjà une forme sphérique et concave comme la voûte d'un four ; des braises anciennes en tapissaient la surface.

Sans doute, au cours des siècles, des campements d'Indiens chasseurs, aujourd'hui disparus, avaient animé ce paysage et les ombres de leurs hordes hantaient ces forêts.

Le repas du soir réunissait toute notre équipe : une vingtaine d'indigènes, autant de chiens et deux femmes, autour du feu de camp. Lorsque les grillades, sur leurs piquets de bois vert, bien dorées à la voûte du feu, avaient été savourées ; lorsque l'inévitable série de tournées de maté à la bombilla se terminait ; quand le guitariste avait fait entendre ses dernières mélopées, hommes, femmes et chiens regagnaient les tentes pour y passer la nuit.

C'était pour moi le moment attendu pour aller m'asseoir sur une bûche, en face du foyer, et fumer ma pipe.

Les nuits étaient humides et froides, mon lit de camp était aussi mouillé que s'il avait reçu la pluie, et je n'étais pas trop pressé de m'y fourrer.

Eh ! puis, le spectacle valait la peine : c'était l'époque de la fameuse comète de Halley qui, plusieurs nuits durant, spectacle inoubliable dans ce ciel noir et pur du Chaco, s'étalait d'un bout à l'autre de la voûte céleste.

Le premier soir, me retournant, je vis une chouette grise posée derrière et à quelques mètres de moi. Les oiseaux de nuit, dans ces parages, n'étaient pas rares et je n'y prêtai aucune attention particulière. C'était une chouette un peu semblable à celles de chez nous, peut-être d'apparence un peu moins allongée.

Le lendemain, à la même heure, lorsque je fus seul, ma chouette vint de nouveau se chauffer et s'approcha un peu plus, mais le bruit que je fis en vidant ma pipe sur le talon de ma botte la fit s'envoler. Les jours suivants, elle s'enhardit jusqu'à venir à portée de ma main et le bruit que je pouvais faire moi-même ne l'effrayait plus. Aussitôt mes gens et leurs chiens partis, un frôlement d'ailes, à toucher mon chapeau, m'avertissait que ma petite compagne s'apprêtait à atterrir. Après quelques vols de reconnaissance, elle était à mes pieds et satisfaite lorsqu'elle touchait ma botte. Elle semblait si heureuse que je faisais tout mon possible pour ne pas l'effaroucher.

Elle regardait la voûte incandescente, puis tournait la tête vers moi, et ces mouvements se reproduisaient à intervalles si réguliers qu'on l'aurait prise pour un automate. Puis elle ouvrait les ailes, se les séchait avec ravissement comme une demoiselle qui aurait essuyé une averse à un retour de bal.

Le silence n'était troublé que par les cris des renards gris qui se répondaient à des distances invraisemblables. Elle ne paraissait pas les craindre ; mais si, par malheur, un de ces renards allait rôder trop près des tentes et que nos chiens se missent à aboyer, alors elle tremblait de toutes ses plumes et venait se blottir contre ma botte.

Nous restions longtemps ensemble ; jamais elle ne partait la première. Lorsque je filais me coucher, elle s'envolait vers la forêt, bien haut dans les branches.

Un soir, j'eus la curiosité de vérifier si elle revenait se chauffer après mon départ ; je ne l'ai pas vue et probablement c'était pour elle l'heure de son départ pour sa chasse.

Notre amitié dura un mois ; pour la prolonger le plus possible, je retardai de quelques jours le déménagement ; mais cela ne pouvait être toujours ainsi et le campement dut être transporté une vingtaine de kilomètres plus au nord. Au cours de mon existence, je me suis attaché à bien des êtres souvent étranges et inattendus ; mais je n'ai jamais rencontré d'amitié si spontanée, si sincère, si désintéressée que celle de cette petite créature sauvage qui n'avait certainement jamais vu d'être humain avant moi.

Léon VUILLAME.

Le Chasseur Français N°646 Décembre 1950 Page 715