Je crois bien avoir entendu pour la première fois ce nom
charmant et étrange sur les côtes normandes, en quelque hiver depuis longtemps
révolu.
C'était à une époque où il m'arrivait parfois de m'attarder
et même d'hiverner sur le littoral, bien au delà des saisons balnéaires.
Pour ne point contrister nombre de mes lecteurs, je ne
voudrais pas écrire ici que l'on s'y sentait mieux à l'aise, délivré de ces
pêcheurs d'occasion que sont la plupart des estivants ... Tout de même,
ces ravageurs disparus, on pouvait enfin tendre en paix ses lignes dormantes ou
piquer ses bôcains sans crainte d'en voir les avançons impudemment coupés par
un maraudeur de grèves avec quelque belle plie au bout. Ou pousser une
bourraque tranquille en vue de chaluter les derniers beaux brins de bouquet,
sans courir les fâcheux risques d'une eau troublée par quelque maladroit (et
ignorant) chasseur de crabes rouges, grand éclabousseur de mares. Ou encore,
passé le temps des pêches à l'étalière, aux harengs brillant en palissades,
trouver du premier coup d'œil, en grève vierge, le double trou du hénon sur un
sable blond ou la « flamme » de la coque sur un sable gris.
Mais, en général, les gelées de décembre interdisaient à
tout pêcheur à pied l'accès des eaux salées, qui lui encerclaient tout de suite
la cheville ou le mollet comme d'un fer rouge. Les bassiers auraient alors été
privés des joies et des profits de la pêche marine, à pied plus ou moins sec,
si les marées d'engeleau ne leur avaient quelquefois prodigué, de décembre à
février, leurs étonnantes fortunes.
Car, on m'entend bien, l'engeleau dont je vais vous parler
n'a rien de mystique, comme l'angelot aux joues rondes et aux ailes de
papillon. Il ne s'agit tout simplement ici que d'une expression locale pour
désigner l'eau gelée et les moyens d'y pêcher utilement, en gèle-eau,
c'est-à-dire en eau qui gèle.
Cette précision liminaire vous indiquera en même temps que
l'engeleau n'est qu'un substantif de circonstance et non d'instrument, dans la
chronique que voici. La langue française est en effet si mal nuancée parfois,
ou le vocabulaire du pêcheur côtier si pauvre qu'on y dit aussi bien (ou aussi
mal) marée de levier, c'est-à-dire pêche de marée au moyen d'un levier,
que marée d'engeleau, autrement dit pêche au temps où l'eau gèle.
Votre lanterne ainsi éclairée, ou la mienne, il me faut bien
entrer enfin dans le vif de mon sujet.
Ceux de mes lecteurs qui habitent en ce moment quelque
littoral à crustacés ne seront pas peu surpris de découvrir, lorsqu'un grand
froid sévira, de malins pêcheurs en promenade le long du fil de la mer haute,
panier au dos, bien entendu. Des pêcheurs qui semblent ne considérer
obstinément que le bout de leurs pieds et qui déambulent à pas aussi rapprochés
que possible de la lisière où bat le flot plein.
Mais, s'ils les voient se baisser fréquemment et ramasser
quelque proie d'un geste prompt, ils auront du mal à saisir que ce sont là les
rites extérieurs d'une pêche fort curieuse, la seule qui se pratique à l'étale
des hautes mers et à la pointe extrême du rivage. Pour peu que la curiosité de
l'observateur soit du coup mise en éveil et qu'il se rapproche de ces
singuliers bassiers (devenus des haussiers en l'espèce), il ne manquera pas de
constater que les dossiers de nos gars sont souvent riches d'étrilles et de
bouquets, presque toujours de fortes anglettes et de gros brins de crevette
rouge.
Pour qui continuera de près son examen, il s'étonnera de l'immobilité
imprévue de ces beaux crustacés, parmi lesquels on retrouve parfois même des homardeaux.
Car, tandis qu'en temps normal, froid, tiède ou chaud, le crustacé grouille au
panier, qu'il s'agisse de crevettes ou de crabes, ici c'est la rigidité même du
trépas. Les étrilles ne bougent pas plus que le bouquet et manifestent une
absence de réflexe ou de défense des plus inaccoutumées.
Pourtant, si l'observateur accompagne le pêcheur jusqu'à son
gîte, en quelque maison basse, bien chaude, il pourra assister au réveil du
gibier marin. Le panier déposé sur quelque évier, à proximité d'un fourneau
ronronnant, où mijote déjà le court-bouillon de laurier et de thym, ne tardera
pas à s'animer peu à peu. Sinon le contenant, du moins le contenu. Les bouquets
recommencent à agiter leurs antennes et leurs pattes menues, voire à tenter de
robustes coups de queue, les étrilles à grouiller en bavant d'une mousse aussi
rageuse qu'impuissante.
J'imagine que ce long préambule vous aura instruit déjà sur
les données générales des marées d'engeleau. Quelques précisions
complémentaires ne pourront cependant que vous être utiles, s'il vous plaît
d'essayer en plein hiver une expédition de cette sorte, dénuée de tout risque
de refroidissement, mais non d'attraits ni de profits.
Une telle pêche d'engeleau exige pourtant deux
indispensables conditions préalables :
d'abord, une chute brusque de température comportant un
abaissement rapide de quelques degrés au-dessous de zéro ;
ensuite la concomitance de ce gel avec une basse mer, en temps de nouvelle ou de pleine
lune, bien entendu.
Il arrive ainsi que les crustacés actifs de petite
taille, c'est le cas des étrilles et des crevettes rouges, risquent d'être
brusquement saisis, à basse eau, par un coup de froid qui les anesthésie sans
les tuer le plus souvent. Pour peu que ces animaux se trouvent alors au sec,
sous quelque pierre ou quelque mince touffe de varech, ils sont immédiatement
privés de tous leurs moyens de défense et de course. Le flux les entraînera
alors, d'un fil inexorable, vers les hauteurs du rivage. Il les roulera quelque
six heures durant, jusqu'au littoral même, sans que les victimes de cette
razzia, paralysées par le gel, puissent tenter le moindre effort de leurs
pattes natatoires ou de leur queue motrice pour échapper au sort qui les
guette. Le résultat final sera l'échouage fatal au point le plus haut des
grèves et une mort inéluctable puisque, dès le reflux, les crustacés ainsi
remontés seront privés de tout contact avec leur faune et leur flore
habituelles et périront faute d'aliments.
Plutôt que de laisser crever ces crustacés « engelés »,
ne vaut-il pas mieux, alors, les cueillir un à un à leurs points d'exil, au
milieu des brindilles de varech et des menus coquillages charriés par la lame
plate de haute marée ? Bien sûr, il faut un œil exercé et des plus
attentifs pour distinguer la crevette rouge parmi ces minces débris. Mais
l'étrille s'y laisse découvrir bien plus aisément et il n'est pas rare, en
période de grands froids, d'en ramener de pleins paniers, sans autre effort
physique qu'une promenade de santé le long des grèves, à l'heure du flot plein.
Cette pêche si particulière et si fructueuse en même temps
présente l'inconvénient de ne s'offrir que fort rarement à l'attention de
l'amateur. La froidure et le gel sont en effet des moins fréquents sur le
littoral de l'Atlantique et de la Manche, sur ces côtes de rocher et de varech
où l'on pêche si souvent le bouquet et l'étrille.
Si le présent hiver s'avère aussi rigoureux que ceux de 1944
et 1945, les côtiers à pied auront sans doute l'occasion de prendre une
éclatante revanche sur la médiocrité de leurs pêches estivales, où la
pullulation des pieuvres obligea les crustacés à la plus prudente des
claustrations. L'hiver qui s'ouvre ferait ainsi d'une pierre deux coups. Car,
en prodiguant aux amateurs les richesses de ses marées d'engeleau, il
nettoierait automatiquement le littoral de tous ces poulpes à tentacules
ventousées, si friands de crustacés, qui ont empoisonné notre été.
Maurice-Ch. RENARD.
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