Paris est déjà loin. Dans le wagon de bois du petit
train qui roule vers Colomb-Béchar, la nuit s'estompe peu à peu.
Les yeux collés aux vitres, je contemple ces chaînes de
collines, que l'aube commence à teinter. Au delà, c'est le mystère. Le fascinant
et prestigieux envoûtement des terres du Sud. Dans ma tête, mille pensées
viennent assaillir ma rêverie. Que de difficultés, d'obstacles administratifs
m'a-t-il fallu aplanir, pour être là en cet instant et me dire : « Dans
quelques heures, tu prendras le départ ! »
Le départ de cette randonnée saharienne cyclotouriste, à
laquelle je pensais depuis longtemps et que depuis près de six mois je
préparais, dans l'indifférence des uns, dans l'espoir, pour d'autres, de me
voir aller au-devant d'un échec. Que de fois les avais-je parcourues, ces
pistes, sur des cartes imprécises, relevant les points d'eau, supputant mes
chances dans telles parties aux aspects montagneux, éliminant — si faire
se pouvait — les passages « en sable », jalonnant mes étapes de
points de repos, étalonnant les kilomètres qui, de Colomb-Béchar, au nombre de
1.500, me séparaient d'Agadir, que je voulais joindre par les pistes du Sud,
jamais parcourues par un cycliste et si peu par de rares voitures.
Le train, entrant en gare, arrêta le cours de mes pensées.
Sur le quai, l'habituelle animation de ce courrier, tri-hebdomadaire, se
manifestait. Ma bicyclette et mes quatre volumineuses sacoches, mises à quai,
en intriguèrent plus d'un. Chacun voulut voir et toucher ce simple et
merveilleux engin, avec lequel je me proposais, pendant ma période de vacances,
de réaliser un impressionnant voyage.
En avais-je, là aussi, tiré des plans, pour pouvoir emmener
sans remorque le matériel indispensable. Et tout cela intéressait cette cohue,
grouillante et sympathique.
Il fallut que je donne des détails. Là, dans des
encorbellements prévus, reposant sur des supports amovibles et recouverts par
les sacoches, quatre bidons de deux litres chacun (réserve d'eau pour deux à
trois jours) ainsi protégés du soleil et ventilés par la rotation des roues ;
toile de tente, spécialement conçue également, légère, peu volumineuse, facile
à dresser ou à plier par un homme seul et par tous les temps, sac de couchage,
matelas pneumatique (pas absolument indispensable), tout cela arrimé sur les
plates-formes avant et arrière, et maintenu par cordes et sandows.
À mesure que mon paquetage se montait, les yeux de mes
observateurs s'arrondissaient. De temps à autre, revenait le mot « maboul »,
que je n'ai pas besoin de traduire. J'en avais, hélas ! bien avant,
entendu d'autres, beaucoup moins académiques.
Une question se précisa.
— Dis, missié, qu'est-ce qui « en a »
dans tes sacoches ? Eh bien ! c'était très simple. Il y avait mes
vivres de réserves, composés d'aliments condensés, une vingtaine de kilogrammes
pour dix jours environ, une indispensable trousse d'outils, du linge de
rechange, un nécessaire pharmaceutique et une trousse anti-venimeuse, des
pellicules pour ma boîte à images.
Chargée de ma bicyclette, la bascule de la gare accusa 62
kilogrammes, dont 50 kilogrammes de charge ; personnellement j'en faisais
83. Mais le tout était bien équilibré, et aucune gêne dans le pilotage ne se
manifesta à l'ultime essai.
À 16 h. 30, le jour même de mon arrivée, le 12 avril,
sous un ciel noir, qu'un vent aux rafales hurlantes rendait plus lugubre
encore, je pris le départ. Mais ce violent orage qui menaçait m'arrêta après 15
kilomètres, et une erreur de piste me fit retourner à Béchar, deux jours après,
ayant, de ce fait, effectué 200 kilomètres qui n'étaient pas prévus.
Partout, dans cette randonnée, sous des aspects divers, des
passages fantastiques, parfois lunaires, toujours tourmentés, abrupts, arides,
sauvages, désolés, à la végétation inexistante, se déroulent dans un
enchantement sans cesse renouvelé. Les pistes dures, caillouteuses, sableuses
par endroits, m'obligent fréquemment à mettre pied à terre, au point que mes
chaussures auront vécu après 800 kilomètres, détrempées par l'eau des oueds, séchées
par le « chergui », cuites par un soleil de feu, râpées par les
cailloux.
Aux approches des palmeraies, il m'arrive de croiser, à
califourchon sur leurs bourricots, au trottinement hâtif et saccadé, des
indigènes que ma présence en ces lieux laisse médusés. L'un d'eux, allant
annoncer mon arrivée au chef de poste, pénétra, affolé, dans le bureau de
l'officier.
— Mon lieutenant ! viens vite. Il y a un « Roumi »
qui se promène, ici, à bicyclette.
C'était à Tissint, pays de Ben Barek, où la plus grande
punition infligée aux gamins est de les priver de jouer au ballon.
Au demeurant, ces hommes primitifs mais simples et bons,
hospitaliers et délicats, ne manquaient jamais, à mon passage dans leurs « ksar »,
de me manifester leur sympathie en m'offrant le fameux « theï » à la
menthe, que je savourais, paresseusement étendu sur de moelleux tapis aux
couleurs chatoyantes et aux dessins harmonieux, éprouvant ainsi une
bienfaisante détente morale et physique, car, entre 11 heures et 15 heures, la
température sur les pistes atteignait 65°. Ceci ne m'incommodait d'ailleurs
pas, et, selon le cas, je roulais, à tout heure, tête nue.
Jusqu'à Agadir, que je touchais le 3 mai, après vingt
et un jours de pistes, dont un seul de repos, le vent toujours de face fut mon
ennemi le plus implacable. Chaud, suffocant, augmentant en violence à mesure
que le soleil montait au zénith, mais ne cessant que, bien longtemps après que
l'astre eut disparu à l'horizon, il soulevait, dans les planitudes, de
gigantesques trombes de sable, dont les tourbillons vertigineux s'élevaient
vers un ciel où nul nuage ne venait piqueter l'incomparable pureté.
Un seul incident, semi-mécanique, contraria un instant ma
randonnée. Entre Zagora et Agdz, mon porte-bagages arrière cassa aux pattes, et
il me fallut rouler, tant bien que mal, avec une réparation de fortune, jusqu'à
Bou-Azzer, à plus de 100 kilomètres, où je pus faire ressouder. Six crevaisons,
sur un tel parcours, ne sont signalées que pour indication.
Sur tout mon trajet, je fus l'objet, de la part des
officiers, chefs de postes, des marques de sympathie les plus touchantes, et
nombreuses sont les pages de mon livre d'or de route qui m'honorent de leur
étonnement d'une réalisation qu'ils ne croyaient pas encore possible.
La réussite de ma randonnée est une démonstration probante
de l'oeuvre française au Maroc. Où naguère ne circulaient encore que chameaux
et bourricots, ou les « rezzous » étaient partout, dans des terres
ingrates, aux sites désolés, à la langue étrangère, aux ressources
inexistantes, il a été possible à un homme seul, à bicyclette, de passer. C'est
pour moi une grande joie d'avoir été le premier à le tenter et à le réussir.
Fernand FIANDO.
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