L'Européen arrivant en Chine est totalement désorienté
par les réactions psychiques des naturels du pays. Ce ne sont du reste pas des
différences de culture ou de civilisation.
La vérité est que, depuis les âges préhistoriques,
l'Extrême-Orient a composé sa civilisation en vase clos, en tournant le dos à
l'Europe, et qu'à l'inverse de l'Occidental il ignore la notion de « causalité »,
c'est-à-dire le raisonnement de déduction cartésienne.
La connaissance occidentale, depuis cent cinquante ans,
s'est surtout fondée sur la manifestation et l'aspect des faits,
et non sur leur réalité. Même actuellement, l'Européen attache plus
d'importance aux apparences qu'à la nature même des événements de
la vie courante. Il s'ensuit qu'il vit dans uns habitude de comportements
beaucoup plus qu'avec un esprit tendu vers l'analyse. L'homme de la rue n'a pas
comme réflexe normal la recherche de la cause déterminante des actes, de leur :
qui ? pourquoi ? comment ? Seul le penseur-philosophe a le
réflexe automatique du principe de causalité.
C'est là toute la différence qui sépare la mentalité
orientale de l'occidentale. Or le Chinois est arrivé à cette tournure d'esprit
bien des millénaires avant l'Européen, et ce qui est en Occident l'apanage
d'une élite est chez lui, au contraire, l'état d'esprit usuel.
C'est en cherchant une explication à l'Univers du Ciel, à la
Création universelle, sans faire appel à un Dieu universel et tout-puissant,
que l'Oriental est parvenu à ce concept.
Pour le « lettré » chinois, l'univers constitue un
monde fermé et fini, bien que gigantesque, et l'homme n'en est qu'une minuscule
poussière. À son inverse, l'Occidental a posé le thème d'un univers infini et
éternel, où tout tourne autour de la notion de l'homme.
Ce n'est qu'en ce milieu du XXe siècle que
l'Européen, avec six mille ans de retard, adopte la notion métaphysique du
Chinois, mais c'est sous la pression de la découverte scientifique et non selon
une intuition philosophique.
Le Latin, dès les plus lointaines origines, a toujours
raisonné dans l'abstrait, imputant tout à des puissances surnaturelles. Les
plus anciens mandarins chinois ont toujours raisonné de la manière inverse.
Pour eux, l'univers fini et fermé était le Tao, et toutes les notions de temps,
espace, nombre, quantité, etc., se réduisaient à deux principes de la même
notion, l'un positif, l'autre négatif : le Yang et le Ying.
Il faut insister sur le fait que, pour le Chinois, le
spirituel, l'abstrait n'existent pas. Tout se borne au cas concret, au fait
objectivement matériel.
Pour comprendre cet état d'esprit, il faut se pencher sur
les origines des premiers Chinois, descendants des Han, agriculteurs
travaillant les rives fertiles du Fleuve Jaune.
Vivant uniquement des produits du sol, ils fondèrent leur
religion sur les phénomènes géographiques, astronomiques ou cosmologiques :
le chaud, le froid, la pluie, le vent, l'air, la neige, le feu, etc. La
célébration de leurs rites n'était autre qu'un culte à ces manifestations
elles-mêmes de la nature, et cela pour elle-même, sans aucune idée de
surnaturel.
Eux-mêmes se qualifiaient « Fils du Ciel »,
montrant par là qu'ils ne se considéraient comme rien d'autre que des
matérialisations spécialisées de l'univers. Tous leurs agissements en furent
réglés selon un certain automatisme. C'est de la sorte qu'un manquement de
conduite, une faute provoquait directement pour son auteur ou sa famille une
sanction, mais celle-ci était directe, selon le principe de cause à effet, et
sans l'intervention d'un Dieu infligeant une punition.
Pour ces Orientaux, tout ce qui est actif est mâle et
positif (feu, vent, soleil, pluie, etc.). C'est le Yang. Tout ce qui est passif
est femelle et négatif (terre, nuit, roc, etc.). C'est le Ying. Quant à
l'homme, il n'a rien de supérieur et n'est aucunement fait par un dieu selon
son image. Il fait partie, et c'est tout, des « dix mille choses
universelles ».
Yang et Ying demeurent du reste étroitement liés et se
représentent par le signe du T'Ai-Ki, en forme de cercle, mi-partie rouge,
mi-partie noire, chaque moitié de forme bulbaire, avec un point de la couleur
inverse en sa tête, et séparée par une sorte de « S ». Ce T'Ai-Ki, ou
Grand Sommet, avec une goutte de Yang dans le Ying et de Ying dans le Yang,
constitue le Tao.
Cette habitude de concrétiser une tournure d'esprit par un
symbole eut, en Orient, une conséquence immense. C'est que l'écriture a une
valeur de dogme et que tout ce que l'on peut expliquer est automatiquement
vérité.
De là naquit aussi en Orient le culte des ancêtres non comme
un simple rite religieux d'hommage aux morts, mais comme une base solide, une
continuité formelle de la connaissance.
C'est extrêmement loin de l'individualisme de l'Européen,
qui veut que chacun fonde son libre arbitre sur ce que ses sens lui indiquent
ou perçoivent.
Janine CACCIAGUERRA,
De l'École des Langues Orientales.
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