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Dans le nord canadien

Les vitamines des trappeurs

Peut-on vivre et se bien porter sans respecter les principes modernes d'hygiène alimentaire et sans absorber, avec des légumes et fruits frais, un minimum de vitamines ? Impossible, répondent les hygiénistes. Cependant, le récit plein d'humour qui suit et, dont l'auteur est bien connu de nos lecteurs par les récits de chasse que nous avons publiés, tend à démontrer que l'organisme humain possède une faculté d'adaptation surprenante lorsque la nature l'exige.

Des ménagères françaises m'ont posé cette question :

« Lorsque vous trappez loin de toute civilisation, pendant de longs mois, comment vous alimentez-vous et comment évitez-vous les maladies ? »

C'est à cela que je voudrais répondre aujourd'hui. Je ne parlerai pas des chasseurs dont les territoires de piégeage sont situés très loin dans le Nord, si loin qu'ils s'y rendent généralement en avion et souvent pour deux ans ; leur stock de provisions est considérable et calculé à l'avance d'une façon quasi scientifique. Je veux vous entretenir seulement des trappeurs d'occasion qui, comme moi et tant d'autres, se contentent de remonter cent ou deux cents kilomètres au nord des terres cultivées ; n'ayant pas beaucoup d'argent, ils n'achètent que le strict nécessaire, d'autant plus que, pour le transport, ils ne disposent que d'une traîne à chiens ou d'un canoé, suivant la date de leur départ.

Pour deux personnes, voici une liste de denrées : farine, 50 kilos ; graisse pour la cuisine, 10 kilos ; thé de Ceylan, 5 kilos ; sel, levure pour faire les galettes et enfin tabac. Et voilà ! Les vieux chasseurs estiment que le sucre, le lait condensé, les légumes ou les fruits déshydratés sont un superflu encombrant et coûteux. Le gibier, élans, daims, gelinottes, lapins, fournit la viande.

J'avoue que, lorsque je partis pour passer mon premier hiver à trapper, avec un vieux métis de mes amis, je n'étais pas très rassuré, d'autant plus que je venais de recevoir une longue lettre de ma tante Félicité qui habite l'État de Massachusetts : cette brave tante canadienne, restée fidèle à sa religion et à sa langue parmi les Yankees, a cependant subi inconsciemment l'influence du milieu où elle vit.

Le Progrès, la Science, voilà deux mots qu'elle a toujours au bout de la plume ; elle lit une quantité de magazines américains, ce qui n'est pas un mal en soi. Ce qui est grave, à mon sens, c'est qu'elle prend au sérieux cette littérature à sensation. Chose curieuse, elle, si férue de progrès, nourrit à l'égard de la poste une méfiance irraisonnée, au point que, pour rien au monde, elle ne confierait d'argent à l'administration postale ; c'est d'ailleurs le grief le plus sérieux que j'aie à lui faire : en effet, bien que je la soupçonne assez riche, elle ne m'a jamais envoyé un seul mandat, ce qui m'eût, dans plusieurs circonstances de la vie, rendu bigrement service.

« Quand tu viendras me voir aux États, m'écrit-elle souvent, je te remettrai de la main à la main, mon cher Bob, une belle liasse de dollars. »

Mais, n'ayant encore jamais pu me payer le voyage, je n'ai pu me rendre compte de sa générosité.

Ayant appris mon départ vers le Nord, elle m'avait écrit une longue lettre, pleine de précieux conseils :

« Puisque tu as décidé cette folie, je te conjure de prendre toutes précautions utiles. Va, d'abord, consulter un médecin ; c'est avant d'être malade qu'il faut consulter et non après. Aux États, nous ne manquons pas de le faire chaque année : on vous palpe, vous ausculte, vous radiographie, et il arrive même qu'on vous opère préventivement, en vous débarrassant d'organes inutiles tels qu'appendice, vésicule biliaire, etc. ; un peu comme les jardiniers avisés suppriment d'un coup de serpette les rameaux inutiles d'un arbre fruitier. Ci-joint, tu trouveras la liste des aliments contenant les vitamines indispensables à l'entretien de la vie. »

J'avais mis cette lettre dans la poche en souriant, mais j'eus le tort de la relire, de sorte que, lorsque mon partenaire de chasse m'eut énuméré ce que nous allions emporter comme provisions, je fus un peu inquiet. On ne peut tout de même pas vivre six mois avec de la farine, un peu de graisse et de la venaison, le tout arrosé de thé noir ; timidement, je fis donc allusion aux vitamines.

— Des vitamines, répliqua en ricanant le vieux trappeur, voilà des animaux que je n'ai jamais pris dans mes pièges !

Inutile d'insister, j'en pris mon parti et, pendant six mois, nous vécûmes exclusivement de viande d'élan ou de daim, de farine sous la forme de « banucks » — sortes de galettes — et d'un peu de graisse de porc. J'affectais la confiance, mais je m'attendais chaque jour à déceler sur nos visages barbus les premiers signes du scorbut ou de la cachexie, qui ne pardonne pas.

N'en déplaise aux savants, jamais je ne m'étais mieux porté ; certes, les longues randonnées à ski ne vous font pas engraisser, mais j'étais alerte et vigoureux, et, quand je regagnai ma ferme au printemps, j'étais en pleine forme pour aborder les gros travaux.

Les trappeurs n'ont pas, je dois ajouter, le monopole de ce mépris des régimes équilibrés ; dans le Nord-Ouest canadien, les fermiers, certes, consomment du sucre, des légumes secs ; ceux qui ont des vaches boivent du lait, emploient le beurre pour la cuisine, mais ils ne mangent pas de fruits et dédaignent les légumes verts. Comme aiment à répéter les métis : « L'herbe, c'est bon pour les vaches. »

N'empêche que tous se portent bien. Mais, me direz-vous, en cas de maladie quel régime prescrit le médecin ?

Le médecin ? Il n'y en pas dans ces settlements de pionniers qui viennent défricher la grande forêt, pour se livrer ensuite à la culture du blé. Pendant les premières années où je débarrassais petit à petit ma concession des arbres qui la couvraient, nous étions à plus de 150 kilomètres du plus proche docteur ; et quel docteur, si dévoué qu'il soit, se risquerait à faire, sur de mauvaises pistes forestières, un tel voyage, dans l'espoir de soulager un malade et avec la certitude de n'être jamais payé pour sa visite ?

Fallait-il donc se résigner à mourir ? Non pas ; j'ai toujours pensé que, chez l'homme malade qui ne peut espérer aucun secours médical, il y a une auto-défense dans l'organisme qui réagit vigoureusement et presque toujours victorieusement contre la maladie, et en fait, à moins que ce ne fût par accident ou pour cause d'extrême vieillesse, personne ne mourait. Mais cela se passait aux débuts de notre petit settlement ; quand la voie ferrée traversa notre région, tout changea, l'argent se fit moins rare, notre vie fut plus large. Un gros village fut construit, et finalement un docteur de Montréal vint s'installer parmi nous. Un docteur singulièrement actif et qui réussit admirablement ; en moins d'un an, il avait envoyé vingt-huit personnes vers les hôpitaux de Prince-Albert.

Faut-il en conclure que, si l'homme peut se passer de médecin, le médecin, lui, se passe plus difficilement de malades ? Mais ce serait vraiment vouloir faire de l'esprit trop facile.

Frenchy BOB.

Le Chasseur Français N°646 Décembre 1950 Page 764