e m'éveillai ...
C'était mercredi dernier, j'ai oublié de vous le dire. Les
yeux et le cerveau encore pleins de sommeil, enlisé dans la douce chaleur des
draps et dans l'obscurité de la chambre, j'allongeai ma main gauche, à tâtons,
vers ma table de chevet. Mon index toucha successivement deux boutons nickelés :
le premier alluma ma lampe à abat-jour noir et or ; le second déclencha
une sonnerie lointaine.
Une minute après, mon domestique entra. Ses mains gantées de
blanc portaient un plateau de vermeil recouvert d'un napperon de lin brodé. Il
y avait dessus, outre mon déjeuner habituel, composé d'une tasse de chocolat et
de quinze croissants beurrés, un quarteron de lettres apportées par le facteur,
ma pipe toute bourrée et une grosse boîte d'allumettes soufrées, les seules que
je tolère pour embraser mon tabac. Il (mon domestique) s'inclina
respectueusement.
— Bonjour, Serge, lui dis-je — car il s'appelle
Serge, je ne sais pas pourquoi.
— Que Monsieur me permette de lui souhaiter également
le bonjour, me répondit-il, en posant le plateau sur le lit.
— Quel temps ? interrogeai-je laconiquement.
— Douze degrés au-dessous de zéro, monsieur. Inutile
d'ajouter qu'il gèle à pierre fendre. Temps sec, ciel clair.
— Quelle heure ?
— Neuf heures vingt-deux.
— Merci, Serge. Vous pouvez vous retirer. Je
m'habillerai seul.
Il se retira.
Le chocolat étant brûlant, je résolus de commencer par mon
courrier. Parmi le flot des enveloppes, je remarquai, du premier coup d'œil,
l'écriture bien connue de mon ami Poche. D'un doigt alerte, je dégageai la
lettre de son mince cercueil de papier.
— Ah ! zut, alors ! ... m'écriai-je, à
peu près, dès les premières lignes.
Mon ami me disait :
Viens sans faute demain mercredi. Arrive vers dix heures.
Tu déjeuneras avec nous. J'ai un conseil à te demander. Tu ne refuseras pas
cela à ton vieux Poche. A tout à l'heure !
Et moi qui me proposais de rester toute la journée dans mon
bureau bien chauffé, en robe de chambre et en pantoufles, pour écrire quelques
pages de mon roman ! Ça, c'était une tuile ! Mais, à vrai dire, une
jolie tuile, car, chez les Poche, la chère est délicieuse et les vins bien
choisis.
J'avalai mon déjeuner, fumai ma première pipe, me levai,
m'habillai et donnai un coup de téléphone à mon chauffeur. En quelques minutes,
ma Delahaye me porta à Chatou, où Poche possède une magnifique villa.
Je le trouvai dans son salon, enfoncé dans un fauteuil,
devant une immense cheminée où brûlaient une dizaine de bûches ; auprès de
lui, sur une chaise, était posée une pelisse doublée de castor.
— Bonjour, vieux, me dit-il en me tendant la main.
Merci d'être venu. Veux-tu un cigare ?
— Avec plaisir. Tu en as toujours d'exquis. Il se leva,
endossa la pelisse et alla chercher la boîte à cigares sur le piano, à l'autre
bout de la pièce. Il ôta la pelisse et me tendit la boîte de londrès.
— Pourquoi, fis-je en choisissant un cigare craquant,
as-tu mis ce chaud vêtement ?
— Pourquoi ? s'exclama-t-il, mais tout simplement
parce que si, ici, à un mètre de la cheminée, on grille, l'autre bout du salon
est glacial. Voilà, du reste, pourquoi je t'ai prié de venir. Tu vas servir
d'arbitre. Ma femme a une prédilection pour le chauffage au bois. Elle trouve
qu'une flambée de bûches est une belle chose. Elle reste des heures devant
l'âtre. Elle voit, paraît-il, des choses splendides dans les flammes ...
Poésie ! ... Moi, je suis plus terre à terre. Je voudrais placer ici
un poêle, un poêle à charbon. Tu sais ? un truc que l'on place devant la
cheminée avec un tuyau qui s'y rattache. Ce serait beaucoup plus utile, cela
chaufferait beaucoup plus et reviendrait, je crois, moins cher que le bois, qui
coûte les yeux de la tête. Qu'en penses-tu ?
— Tu as parfaitement raison, répondis-je en émiettant
le cigare dans le fourneau de ma pipe, cette sorte de poêle n'est pas jolie,
jolie, j'accorde à Mme Poche que le feu de bois a plus de charmes,
mais, par le temps qu'il fait ... À ce moment. Mme Poche entra
dans le salon. Je me levai, lui baisai la main et la conversation reprit son
cours.
— Tu vois, exulta Poche, notre ami me donne raison sur
la question chauffage. Il trouve admirable mon idée d'un poêle que nous
placerons ici (il montrait un point du tapis) avec une espèce de bras qui
traverse le rideau rabattu. Il paraît que c'est parfait. Je vais en acheter un
tout de suite. Tu verras, cela reviendra beaucoup moins cher que ton chauffage
au bois.
— Fais ... fais, mon ami, dit Mme Poche
condescendante. Nous verrons si ton chauffage sera économique. Poche se
leva d'un air décidé.
— Je vais de ce pas acheter un poêle à Paris. Je mis ma
voiture à sa disposition et il partit.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Deux heures après, il revint, rayonnant. Il avait ramené de
Paris deux grandes caisses avec un tas d'accessoires.
— Alors ? interrogea sa femme, as-tu trouvé ce
qu'il te fallait ? Ton chauffage, puisque tu tiens à l'avoir, ton
chauffage va-t-il coûter moins cher que le mien ?
Poche, recalé dans son fauteuil, souriait le plus finement
qu'il le pouvait. Il parla :
— J'ai fait tout simplement une affaire d'or. Avec mon
système, il n'y a plus besoin ni de bois, ni de houille, ni de boulets, ni de
coke, ni de rien ...
Il fit claquer l'ongle de son pouce sur ses dents.
Nous l'écoutions, un peu ahuris.
— Voilà, déclama-t-il, je vous explique : au grand
magasin où je me suis rendu pour cet achat, j'ai eu affaire à un employé fort
aimable, fort intelligent et fort compétent. Après m'avoir montré divers
systèmes, il m'a présenté le modèle que j'ai acquis et il m'a affirmé ceci :
Avec ce poêle, monsieur, vous allez certainement économiser la moitié de
votre provision de combustible.
— Si cela est vrai, ce n'est pas mal, acquiesça Mme
Poche. Mon ami fit une volte vers nous et, l'index tendu sur le nez :
— Et voilà mon astuce : au lieu d'un poêle, j'en
ai acheté deux ! ...
— Et alors ?
— Alors ? ... mais, si avec le premier poêle
j'économise la moitié du combustible, mathématiquement, avec l'autre,
j'économise l'autre moitié de ce combustible ! ... Avez-vous compris ?
Je suis encore à me demander si mon ami Poche est génial ou
s'il est complètement abruti.
Roger DARBOIS.
|