Il est admis que, à part le chamois et le bouquetin — ce dernier
infiniment rare, — aucun de nos gros animaux de chasse ne se promène à haute
altitude, dans le domaine des pics et des glaciers. Cela, c’est un article de
foi, un résultat d’expérience. Le chevreuil, dans la zone alpine, ne dépasse
guère 1.500 à 1.800 mètres, ce qui constitue la limite supérieure des forêts.
Il est encore assez abondant dans les Alpes françaises, spécialement en Savoie,
où on le trouve jusque dans la vallée de Chamonix.
Mais, lorsque les Suisses, les Bavarois et les Autrichiens eurent
mis sur pied des parcs nationaux et des réserves dignes de ce nom, on s’aperçut
que les cerfs s'y multipliaient en quantités impressionnantes. Au point que,
dans le Tyrol, on ne sait jamais si l’on va voir sortir des couloirs et des
grandes pentes un bouc chamois ou un majestueux dix-cors.
Les cerfs et les biches se promènent tranquillement en bordure
des glaciers, n'hésitant nullement à les traverser s'il te faut, et ils ont le
pied aussi sûr qu'aucune bête de montagne. Seuls leurs sabots trop tendres les
désavantagent dans les moraines et les éboulis.
Il faut compter également avec l'immense croisure des bois
du cerf mâle, qui lui interdit de se risquer sur les étroites corniches où le
chamois passe tout à son aise. Il ne pourrait le faire qu'en heurtant à chaque
instant de ses cornes la paroi des rochers, en grand danger d'être précipité
dans le vide. Le chamois, tout au contraire, avec ses cornes courtes et presque
verticales, présente sa plus grande largeur au niveau des épaules et est parfaitement
équilibré. Mais, en pays découvert, il n'est pas rare de voir, dans les. parcs
de montagne, les deux races pâturer ensemble à 2.000 ou 2.500 mètres.
En France, il n'en peut être ainsi. Uniquement parce que nos
massifs alpins et pyrénéens ne « raccordent » pas avec nos forêts du
Centre et de l'Est, dernier refuge des hardes de cerfs et de biches. Mais la manière
désinvolte dont, dans le Morvan ou les Ardennes, les cerfs escaladent les
rochers nous montre bien que le repeuplement de nos montagnes serait facile, si
des amateurs inconscients ne massacraient pas tout dès les premières années.
Car tel est le sort de toute tentative d'acclimatation, dans notre pays où la
chasse est trop souvent synonyme de destruction.
Un vieil abbé méridional, consulté par un de ses pénitents
qui désirait en finir avec la vie, tout en restant d'accord avec la loi de
l'Église qui interdit le suicide, lui conseilla simplement d'élever quelques
lièvres dans son jardin, et de mettre des écriteaux : « Chasse gardée.
Élevage et réserve de gibier. »
— Comme je connais ma paroisse, disait-il avec conviction, je
vous garantis que vous n'arriverez pas à la Noël sans qu'on vous flanque un
coup de fusil, pour pouvoir s'emparer de vos lièvres.
L'histoire ne dit pas si le conseil fut suivi, mais je vois
d'ici quel serait le sort d'un « lâcher » de cerfs ou de biches en Savoie ou en
Dauphiné.
La manière dont on chasse le cerf dans les Alpes bavaroises
est, du reste, aussi peu sportive que possible. Le tireur, généralement
accompagné d'un garde, s'assied à trente pas d'un des passages ordinaires du
gibier. Pendant ce temps, un ou deux aides s'en vont « pousser » les cerfs
repérés à quelque distance de là. Tout l'art consiste à ne pas les pousser trop
fort, pour éviter qu'ils ne prennent le trot. Quand tout a été bien organisé,
les bêtes arrivent au petit pas, en mangeant de-ci de-là une brindille, et défilent
une par une, leur passage étant commenté à voix basse par le garde :
— Ça, monsieur, pas tirer ! Des biches et des faons.
Voilà un cerf,mais trop jeune. Celui-ci a de mauvaises cornes... En voilà un
beau, une bête vieille déjà sur le retour...
L'homme siffle doucement. Le vieux mâle s'arrête net sur le sentier
et tourne la tête vers le buisson où vous êtes caché.
— Tirez !... Tirez !.
Au coup de carabine, le cerf « gros comme une maison » fait un
saut et tombe. Alors on se lève, on secoue .la mousse de son. .fond de culotte
et l'on va admirer sa victime. J'ai fait ça une fois, il y a bien des années.
Je ne l'ai pas fait deux fois. Et, en rentrant, je me suis brouillé à mort avec
le garde, en lui demandant s'il était aussi permis, dans son pays, de tirer les
vaches au pré. Les deux genres de chasse se valent, à mon humble avis.
Depuis, la guerre m'a amené, il y a bientôt trente-cinq ans,
au sud de l'Argonne, où campait mon escadrille, en bordure de forêts hantées
par les cerfs, et je n'ai jamais rien vu de plus émouvant qu'un grand mâle
debout sur un rocher, tout noir dans le clair de lune, écoutant les mille
bruits de la nuit. Il faut, j'en ai bien peur, faire notre deuil de ce genre de
spectacle, du moins dans nos massifs alpestres. Mais les Grisons, le Tyrol,
l'Engadine et toutes ces régions où la chasse n'est point une simple question
électorale voient encore de ces rencontres magnifiques. Dangereuses aussi, le
cerf blessé ou dans la saison du rut étant infiniment plus dangereux que le
sanglier, par exemple, auquel on a fait une réputation de férocité bien
surfaite.
C'est au Tyrol qu'un jour je rencontrai le chasseur-type,
tel qu'il ne survit que dans les légendes allemandes et les opéras de Weber.
C'était un formidable gaillard de près de deux mètres, rouge de figure et roux
de barbe et de cheveux, chaussé de formidables brodequins à clous et coiffé
d'un feutre vert et pointu. Ses habits, qui semblaient tirés d'une opérette
viennoise, consistaient en des bas blancs à grosses côtes, une culotte de cuir
agrémentée de lacets verts, et cette large ceinture à bretelles brodées, verte
et rouge, que les vrais Tyroliens portent sur une chemise largement ouverte. Le
« beau idéal » du chasseur germanique.
Et comme je remarquais — en français — à l'ami qui m'accompagnait
que l'on eût pu faire le tour de la terre sans trouver brigand ou braconnier
aussi réussi, le chasseur, en excellent français, lui aussi, de me répondre :
— Oh ! monsieur, voici qui m'étonnerait. Je suis
«simplement » président de là Cour impériale de justice à Gratz !
II voulut bien agréer mes excuses et m'emmener l'année suivante
chasser avec lui. Je vois encore son lourd fusil à chien, un calibre 10, lisse
à droite et rayé à gauche, et l'immense gibecière de peau où il entassait cinq jours
de vivres, sa jumelle, ses munitions, une paire de pantoufles et une édition de
poche des Contes drolatiques de Balzac. Ça, c'était un chasseur, et un
vrai !
C'est pour avoir porté avec lui, suspendu par les pattes, à
une perche, un cerf de près de 100 kilogrammes qu'il avait approché à travers
une pente effarante d'herbes couchées et de neige fraîche, que j'ai conçu grand
respect pour ceux qui, au lieu d'attendre que le gibier vienne à eux, s'en vont
le quérir dans les à-pics impraticables. Et c'est en pensant à lui — il a
quitté ce monde, je l'ai su, il y a plus de vingt ans — qu'il m'arrive de
regretter, pour nos chasseurs de montagne, l'absence définitive du grand cerf
dans nos forêts.
Quoi qu'en pensent les derniers fidèles de la vénerie, qui
persistent à courre le cerf dans les hautes futaies, à grand renfort de chiens
et de trompe, l'approche de ce gibier magnifique, telle qu'elle se fait en pays
allemand de haute montagne, en se coulant d'un arbre à l'autre dans le silence
des grands sapins, est une des chasses les plus émouvantes qui soient au monde.
Une chasse d'isolé, les seules qui soient dignes de ce nom, loin des battues de
faisans ou des fermés de lapins.
Heureux donc les Suisses qui, dans quelques hautes vallées
strictement interdites à saint Hubert, peuvent contempler par centaines le plus
bel animal de chasse de toute l'Europe, dans la familiarité que donne l'absence
totale de chasseurs dans son domaine. Et toujours je verrai ce magistrat à
l'aspect romantique, qui avait tellement l'air d'un bandit, me montrant la Königspitze
se reflétant dans son lac et me disant :
— Dans quelques générations, l'homme ne,sera plus à la
hauteur de ces merveilles. II aura tout détruit pour faire passer ses autos et
acclimater par ici sa race infecte et abêtie. En attendant, profitons-en, c'est
la volonté d'En Haut !
Et nous en profitions, en traquant les cerfs de deux heures
avant l'aube jusqu'à la pleine lune, sans nous permettre autre chose que
l'approche, sur des pentes à faire frémir. Le reste, c'était schweinerei !
— une cochonnerie. Et bien des années ont passé, sans que j'aie oublié cette
définition de vieux et digne chasseur.
Pierre Mélon.
|