Accueil  > Années 1951  > N°647 Janvier 1951  > Page 3 Tous droits réservés

Les cerfs en montagne

Il est admis que, à part le chamois et le bouquetin — ce dernier infiniment rare, — aucun de nos gros animaux de chasse ne se promène à haute altitude, dans le domaine des pics et des glaciers. Cela, c’est un article de foi, un résultat d’expérience. Le chevreuil, dans la zone alpine, ne dépasse guère 1.500 à 1.800 mètres, ce qui constitue la limite supérieure des forêts. Il est encore assez abondant dans les Alpes françaises, spécialement en Savoie, où on le trouve jusque dans la vallée de Chamonix.

Mais, lorsque les Suisses, les Bavarois et les Autrichiens eurent mis sur pied des parcs nationaux et des réserves dignes de ce nom, on s’aperçut que les cerfs s'y multipliaient en quantités impressionnantes. Au point que, dans le Tyrol, on ne sait jamais si l’on va voir sortir des couloirs et des grandes pentes un bouc chamois ou un majestueux dix-cors.

Les cerfs et les biches se promènent tranquillement en bordure des glaciers, n'hésitant nullement à les traverser s'il te faut, et ils ont le pied aussi sûr qu'aucune bête de montagne. Seuls leurs sabots trop tendres les désavantagent dans les moraines et les éboulis.

Il faut compter également avec l'immense croisure des bois du cerf mâle, qui lui interdit de se risquer sur les étroites corniches où le chamois passe tout à son aise. Il ne pourrait le faire qu'en heurtant à chaque instant de ses cornes la paroi des rochers, en grand danger d'être précipité dans le vide. Le chamois, tout au contraire, avec ses cornes courtes et presque verticales, présente sa plus grande largeur au niveau des épaules et est parfaitement équilibré. Mais, en pays découvert, il n'est pas rare de voir, dans les. parcs de montagne, les deux races pâturer ensemble à 2.000 ou 2.500 mètres.

En France, il n'en peut être ainsi. Uniquement parce que nos massifs alpins et pyrénéens ne « raccordent » pas avec nos forêts du Centre et de l'Est, dernier refuge des hardes de cerfs et de biches. Mais la manière désinvolte dont, dans le Morvan ou les Ardennes, les cerfs escaladent les rochers nous montre bien que le repeuplement de nos montagnes serait facile, si des amateurs inconscients ne massacraient pas tout dès les premières années. Car tel est le sort de toute tentative d'acclimatation, dans notre pays où la chasse est trop souvent synonyme de destruction.

Un vieil abbé méridional, consulté par un de ses pénitents qui désirait en finir avec la vie, tout en restant d'accord avec la loi de l'Église qui interdit le suicide, lui conseilla simplement d'élever quelques lièvres dans son jardin, et de mettre des écriteaux : « Chasse gardée. Élevage et réserve de gibier. »

— Comme je connais ma paroisse, disait-il avec conviction, je vous garantis que vous n'arriverez pas à la Noël sans qu'on vous flanque un coup de fusil, pour pouvoir s'emparer de vos lièvres.

L'histoire ne dit pas si le conseil fut suivi, mais je vois d'ici quel serait le sort d'un « lâcher » de cerfs ou de biches en Savoie ou en Dauphiné.

La manière dont on chasse le cerf dans les Alpes bavaroises est, du reste, aussi peu sportive que possible. Le tireur, généralement accompagné d'un garde, s'assied à trente pas d'un des passages ordinaires du gibier. Pendant ce temps, un ou deux aides s'en vont « pousser » les cerfs repérés à quelque distance de là. Tout l'art consiste à ne pas les pousser trop fort, pour éviter qu'ils ne prennent le trot. Quand tout a été bien organisé, les bêtes arrivent au petit pas, en mangeant de-ci de-là une brindille, et défilent une par une, leur passage étant commenté à voix basse par le garde :

— Ça, monsieur, pas tirer ! Des biches et des faons. Voilà un cerf,mais trop jeune. Celui-ci a de mauvaises cornes... En voilà un beau, une bête vieille déjà sur le retour...

L'homme siffle doucement. Le vieux mâle s'arrête net sur le sentier et tourne la tête vers le buisson où vous êtes caché.

— Tirez !... Tirez !.

Au coup de carabine, le cerf « gros comme une maison » fait un saut et tombe. Alors on se lève, on secoue .la mousse de son. .fond de culotte et l'on va admirer sa victime. J'ai fait ça une fois, il y a bien des années. Je ne l'ai pas fait deux fois. Et, en rentrant, je me suis brouillé à mort avec le garde, en lui demandant s'il était aussi permis, dans son pays, de tirer les vaches au pré. Les deux genres de chasse se valent, à mon humble avis.

Depuis, la guerre m'a amené, il y a bientôt trente-cinq ans, au sud de l'Argonne, où campait mon escadrille, en bordure de forêts hantées par les cerfs, et je n'ai jamais rien vu de plus émouvant qu'un grand mâle debout sur un rocher, tout noir dans le clair de lune, écoutant les mille bruits de la nuit. Il faut, j'en ai bien peur, faire notre deuil de ce genre de spectacle, du moins dans nos massifs alpestres. Mais les Grisons, le Tyrol, l'Engadine et toutes ces régions où la chasse n'est point une simple question électorale voient encore de ces rencontres magnifiques. Dangereuses aussi, le cerf blessé ou dans la saison du rut étant infiniment plus dangereux que le sanglier, par exemple, auquel on a fait une réputation de férocité bien surfaite.

C'est au Tyrol qu'un jour je rencontrai le chasseur-type, tel qu'il ne survit que dans les légendes allemandes et les opéras de Weber. C'était un formidable gaillard de près de deux mètres, rouge de figure et roux de barbe et de cheveux, chaussé de formidables brodequins à clous et coiffé d'un feutre vert et pointu. Ses habits, qui semblaient tirés d'une opérette viennoise, consistaient en des bas blancs à grosses côtes, une culotte de cuir agrémentée de lacets verts, et cette large ceinture à bretelles brodées, verte et rouge, que les vrais Tyroliens portent sur une chemise largement ouverte. Le « beau idéal » du chasseur germanique.

Et comme je remarquais — en français — à l'ami qui m'accompagnait que l'on eût pu faire le tour de la terre sans trouver brigand ou braconnier aussi réussi, le chasseur, en excellent français, lui aussi, de me répondre :

— Oh ! monsieur, voici qui m'étonnerait. Je suis «simplement » président de là Cour impériale de justice à Gratz !

II voulut bien agréer mes excuses et m'emmener l'année suivante chasser avec lui. Je vois encore son lourd fusil à chien, un calibre 10, lisse à droite et rayé à gauche, et l'immense gibecière de peau où il entassait cinq jours de vivres, sa jumelle, ses munitions, une paire de pantoufles et une édition de poche des Contes drolatiques de Balzac. Ça, c'était un chasseur, et un vrai !

C'est pour avoir porté avec lui, suspendu par les pattes, à une perche, un cerf de près de 100 kilogrammes qu'il avait approché à travers une pente effarante d'herbes couchées et de neige fraîche, que j'ai conçu grand respect pour ceux qui, au lieu d'attendre que le gibier vienne à eux, s'en vont le quérir dans les à-pics impraticables. Et c'est en pensant à lui — il a quitté ce monde, je l'ai su, il y a plus de vingt ans — qu'il m'arrive de regretter, pour nos chasseurs de montagne, l'absence définitive du grand cerf dans nos forêts.

Quoi qu'en pensent les derniers fidèles de la vénerie, qui persistent à courre le cerf dans les hautes futaies, à grand renfort de chiens et de trompe, l'approche de ce gibier magnifique, telle qu'elle se fait en pays allemand de haute montagne, en se coulant d'un arbre à l'autre dans le silence des grands sapins, est une des chasses les plus émouvantes qui soient au monde. Une chasse d'isolé, les seules qui soient dignes de ce nom, loin des battues de faisans ou des fermés de lapins.

Heureux donc les Suisses qui, dans quelques hautes vallées strictement interdites à saint Hubert, peuvent contempler par centaines le plus bel animal de chasse de toute l'Europe, dans la familiarité que donne l'absence totale de chasseurs dans son domaine. Et toujours je verrai ce magistrat à l'aspect romantique, qui avait tellement l'air d'un bandit, me montrant la Königspitze se reflétant dans son lac et me disant :

— Dans quelques générations, l'homme ne,sera plus à la hauteur de ces merveilles. II aura tout détruit pour faire passer ses autos et acclimater par ici sa race infecte et abêtie. En attendant, profitons-en, c'est la volonté d'En Haut !

Et nous en profitions, en traquant les cerfs de deux heures avant l'aube jusqu'à la pleine lune, sans nous permettre autre chose que l'approche, sur des pentes à faire frémir. Le reste, c'était schweinerei ! — une cochonnerie. Et bien des années ont passé, sans que j'aie oublié cette définition de vieux et digne chasseur.

Pierre Mélon.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 3