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La question des phares

Quinze mille oiseaux s'assomment contre le phare du cap Fréhel.

— Dinan 27 octobre —

Aveuglés par les feux du Cap Fréhel, des vols compacts de grives ont foncé sur le phare contre lequel ils se sont assommés. Plus de 25.000 oiseaux ont été dénombrés aux abords de la tour.

Telle est l'information, effarante si elle est exacte quant au nombre des victimes, parue dans un quotidien de la presse parisienne et qui vient, une fois de plus, remettre en cause cette question des phares.

Le coup de froid subit et anormal que nous subissons depuis trois jours, au moment où j'écris ces lignes, a dû provoquer un déplacement massif de migrateurs : grives, étourneaux, alouettes, petits oiseaux, bécasses et toute la gent ailée des marais et des étangs a probablement quitté, en masse, les régions nordiques devant cette offensive brusquée et inattendue d'une température vraiment hors de saison. Il est probable, nous disent les météorologistes officiels, que ce ne sera là qu'une alerte de courte durée et que les belles journées douces et ensoleillées de l'automne vont nous revenir. Il n'en est pas moins vrai que, comme chaque année, hélas ! les phares jalonnant nos côtes ont commencé leur œuvre de mort qui dure presque tout l'hiver.

L'entrefilet de journal ci-dessus ne parle que d'un seul point : Fréhel ; mais il est à présumer que cette destruction massive d'oiseaux s'est également produite ailleurs. Le gibier aura donc payé ces jours-ci un lourd tribut à la signalisation maritime. Et, certes, les chasseurs ne peuvent que le déplorer. Car, si l'on faisait le compte de tous les migrateurs qui trouvent chaque année la mort contre la tour ou la lanterne des phares, on arriverait à un chiffre impressionnant, et dont beaucoup de gens ne soupçonnent pas l'importance. J'ai eu sous les yeux des documents irréfutables, établis par des personnes compétentes et dignes de foi : gardiens de phares, agents des Ponts et Chaussées, des services maritimes, chasseurs et pêcheurs des régions côtières ; les chiffres qui ressortent de leurs rapports et de leurs affirmations ont de quoi laisser rêveurs et mélancoliques les véritables chasseurs qui détestent les hécatombes de gibier. Hécatombes qui ne sont pas sans profit pour quelques privilégiés, mais qui, tout de même, font un fameux trou dans les rangs de la faune aviaire migratrice.

Les noms d'Eckmuhl et de Fréhel sur la côte bretonne, de Gris-Nez aux confins de la Manche et de la mer du Nord, des Baleines dans l'île de Ré, de Gatteville à l'extrémité de la presqu'île du Cotentin, de la Coubre à l'embouchure de la Gironde, de l'île d'Yeu et de tant d'autres font frissonner quand on pense qu'on a pu ramasser certains jours, au pied de la même tour, plusieurs milliers d'oiseaux de toutes sortes, dont souvent un gros contingent de bécasses. Le phare du cap Gris-Nez détruisit, d'après M. Georges Benoist, le chasseur, naturaliste et écrivain cynégétique bien connu des lecteurs de notre revue, 11.500 oiseaux au cours des deux nuits des 7 et 9 novembre 1901. De tels chiffres ne peuvent que nous laisser anéantis devant de tels massacres. Car ce n'est pas uniquement chez nous qu'ils se produisent : côtes belges, hollandaises, allemandes voient également périr chaque année des milliers et des milliers d'oiseaux. On s'est ému en haut lieu, un peu partout, mais surtout et bien davantage à l'étranger, il faut l'avouer, que chez nous, d'un état de choses qui n'a fait qu'empirer depuis le début du siècle avec les progrès toujours croissants de la science et de la technique des signalisations maritimes qui ont donné aux sources lumineuses des phares une intensité de plus en plus grande et une portée qui peut atteindre parfois 80 kilomètres et plus. Les oiseaux sont invinciblement attirés, surtout par nuits sombres, par les rayons lumineux comme le papillon par la lampe. Une fois pris dans le faisceau meurtrier, ils ne peuvent plus s'en éloigner et tournent sans trêve autour du phare jusqu'à leur dernier souffle, finissant par tomber, soit épuisés ou les yeux brûlés par la lumière, soit assommés par les coups qu'ils se donnent contre la lanterne ou la balustrade.

Bien entendu, ces destructions ne sont le fait de personne, et loin de moi la pensée d'en imputer la responsabilité à qui que ce soit. Cette attirance des oiseaux par les phares ne s'explique pas plus que celle du papillon ou du moucheron par la clarté de la lampe, et personne n'y peut rien. Je sais, d'ailleurs, qu'on a tout essayé, en de nombreux points de nos côtes et de celles d'autres pays maritimes : contre-éclairage des phares, filets protecteurs, échelles-perchoirs, etc. Le Saint-Hubert-Club de France, en particulier, et de nombreux organismes cynégétiques n'ont pas cessé de se préoccuper de la question et d'adresser demandes, pétitions et projets divers aux Pouvoirs publics et à l'Administration. Mais, malgré les bonnes volontés évidentes, le remède n'a pas encore été trouvé, pas plus chez nous qu'ailleurs. Il faut toutefois reconnaître que certains aménagements ont eu quelques résultats appréciables. Cependant les dégâts sont encore trop élevés pour qu'on puisse se réjouir et déclarer le mal conjuré. Si quelqu'un, d'aventure, affirmait le contraire, l'information rapportée au début de ces lignes serait là pour le contredire.

Les chasseurs, de plus en plus nombreux, se plaignent de la diminution du gibier. On préconise des remèdes variés pour leur redonner les joies d'une époque de plus en plus lointaine où les tableaux de chasse étaient toujours copieux et la bredouille rare. Il faut avouer que leur nombre toujours croissant est pour quelque chose dans cette diminution ;

pour beaucoup même, car on ne décuple pas impunément des fusils et leur puissance meurtrière, qui n'a rien de comparable avec celle des armes d'autrefois, quand l'importance de la faune est invariable. C'est pourquoi — qui veut la fin veut les moyens — seule la discipline stricte et rigide qu'ils devraient s'imposer pourrait inviter les Pouvoirs publics à s'intéresser à leur sort et à la chasse, qui, on l'a dit, est une richesse nationale.

En ce qui concerne la question qui nous occupe aujourd'hui, il faut, une fois encore, lancer le S. 0. S. angoissé vers ceux qui ont en mains les destinées du sport cynégétique. Je n'ignore pas toutes les difficultés, aggravées par la situation actuelle, auxquelles peuvent se heurter les demandes des chasseurs, des ornithologistes et, aussi, des agriculteurs, car ce ne sont pas seulement des oiseaux-gibier qui périssent contre les phares, mais aussi des milliers de petits oiseaux insectivores utiles à l'agriculture. Nous ne sommes donc pas les seuls intéressés.

Que les grands organismes qui s'occupent de la chasse : Comités national et international de la chasse, Saint-Hubert-Club de France, fédérations et syndicats, parlementaires aussi, veuillent bien ne pas perdre de vue une question qui, si elle peut paraître à certains profanes d'importance secondaire, n'en a pas moins, non seulement pour nous, chasseurs, mais aussi pour l'ornithologie mondiale, un immense intérêt que l'on serait coupable de négliger.

Frimaire.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 4