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Le vanneau

Ceci se passait en 1908, J'avais seize ans ; je venais d'être reçu bachelier es lettres. Pour me récompenser, mes parents m’offrirent mon premier permis de chasse. Le cadeau était de qualité. Seulement, par précaution, ils me refusèrent un fusil. II y a dans la vie des contradictions assez paradoxales qu'il vaut mieux ne pas comprendre. Quoi qu'il en soit, en ce temps-la, les « enfants » ne discutaient pas.

Or le fusil existait. Graissé avec soin, il reposait dans l'angle d'un placard fermé à clef. J'en avais connaissance, et cette connaissance m'affolait, car elle exacerbait en moi une envie légitime. L'objet convoité n'était cependant qu'un modeste « Lefaucheux » pour dame, du calibre 20. Il ferait sourire avec mépris aujourd'hui plus d'un débutant. Par la suite, et malgré ses imperfections, ce fusil ultra-léger devait me permettre, durant vingt ans, des tableaux imprévus, où la grive prolétarienne figurait parfois, accrochée aux cornes d'un chamois.

Bref, deux jours avant l'ouverture, je reçus des Abrets (Isère) l'invitation pressante de mon meilleur ami, comme moi lauréat récent. L'invitation ne me surprit pas. Deux ans au moins par avance, nous en avions arrêté le projet sur les bancs du lycée Champollion. Le samedi 31 août, à 9 h. 10 exactement, je pris le train de Lyon sans fusil, sans chien, mais avec un carnier antique et quelque peu solennel. A la gare des Abrets, mon ami m'attendait, botté de fauve, très digne dans un complet de coutil gris aussi raide qu'une tôle. Le complet sentait la colle d'apprêt à vue, si j'ose dire, et, de toute évidence, était trop grand d'au moins trois pointures. La grand'mère de X..., vieille épicière du bourg, avait présidé elle-même à l'achat de ce vêtement d'usage et prévu, avec sa haute compétence du commerce, un rétrécissement progressif.

Tout en se grattant le cou, le distingué nemrod fixait obstinément mon... bagage. Il m'apostropha sans ménagement :

— Et ton fusil, andouille ! Tu l'as oublié dans le train de Saint-André... Ça ne m'étonne pas de toi ! (On changeait de ligne à Saint-André-le-Gaz.)

Les mots sonnèrent douloureusement dans mon cœur ; j'étais honteux et un peu triste de l'accueil.

— Non, avouai-je, je n'en ai pas... Ils n'ont pas voulu que j'emporte le « mien », tu comprends.

Certes il comprenait, l'ami. Chez lui, l'amitié revêtait une forme brutale qu'il souhaitait originale. Goguenard et égoïste autant que peut l'être un fils unique, orphelin de mère, couvé comme la huitième merveille du monde par une tante sans enfant, une marraine vieille fille et une grand'mère inquiète, il abusait de sa supériorité. Et pourtant ! Chez moi, sans être hostile à un sport qualifié dangereux, ma famille manquait de compréhension. Chez lui, tout au contraire, l'ambiance nécessaire régnait en maîtresse. Ses oncles, ses cousins chassaient. Son père non seulement n'aimait que la chasse, mais n'admettait pas d'autre distractions autrement qu'à titre accessoire. Aussi, au lendemain même du fameux bachot, il avait conduit d'autorité son fils à Saint-Étienne et commandé pour lui « tout seul » un « Hammerless » sur mesures —« Un Hammerless, vieux, tu parles !... » — avec, en plus, un fourreau en cuir de porc. Non, je ne parlais pas, j'étais « sidéré » par cette incontestable inégalité du sort. Pour m'équiper, nous nous mîmes donc en quête de quelque pétoire ; j'envisageais avec enthousiasme un fusil à piston. Celui que nous offrit, avec un large sourire, un vieux cousin barbu baptisé « l'oncle » par les enfants du village, à première vue semblait parfait. Hélas ! il avait perdu... ses cheminées, cassées en plein métal. C'était vraiment lamentable, car rien ne manquait aux accessoires ; la poire à poudre, le sac, les deux chargettes, le tire-bourres et le tournevis spécial. Pour un tout petit détail, il nous fallut donc repousser le tout en bloc, sauf le sourire.

Sans désemparer, nous allâmes rendre visite à un certain « Tienne » (probablement Étienne), gros garçon débrouillard, spécialiste de la pêche aux grenouilles et apprenti mécanicien. Le « Tienne » rêvait aussi de la chasse. Il possédait un esprit inventif. Il nous écouta avec complaisance et répondit :

— J'ai votre affaire.

— Tu vois, ponctua mon ami.

Le complaisant apprenti extirpa d'une cachette un engin assez alarmant. C'était, en somme, un gros pistolet d'arçon. rebut certain d'une panoplie, car il datait sans contestation possible de la fin du premier Empire. Pour l'allonger, l'ingénieux garçon avait brasé sur le canon un interminable tube de fer.

— Portée maximum, dit-il sans hésitation.

— Et pour viser ? questionnai-je

— Comme une canne-fusil... comme ça, pan !

Faute d'essai concluant, ou tout au moins préalable, le pistolet à longue portée ne retint pas davantage notre attention. Je commençais à désespérer. Soudain, mon ami eut une idée fulgurante :

— Allons vite chez le père S... Tu sais bien, le grand-père de Marcel C... Il a un fusil calibre 16 à broche... je le connais... Il le prêtait à «l'oncle» (c'est-à-dire le cousin). Il ne chasse plus. Si on ne le lui a pas demandé, il te le prêtera certainement ; dépêchons-nous... tu es mou comme une chique.

Un quart d'heure après, essoufflés, transpirants, nous sonnions à la porte du père S... Par bonheur, il se trouvait chez lui, le fusil aussi. J'exultais ! Le grand-père décrocha le « Lefaucheux » et, parfaitement heureux d'obliger un jeune confrère, me le confia sans autre explication avec une douzaine de cartouches chargées de plomb 7, tout ce qui lui restait ; je mis dans ma poche les précieux tubes et passai fièrement l'arme à la bretelle. Enfin ! enfin ! l'ouverture s'annonçait belle !

— Tu vois, tu vois, vieux ! opinait mon ami, entre chasseurs, on s'entend toujours !

Je ne dirai rien de la veillée à la fumée des pipes sentant encore le vernis ; les veillées ont été les mêmes pour nous tous, et la première ne pourrait se conter en quelques lignes.

Le lendemain, l'aube nous surprenait tous les deux... flanqués de « l'oncle » et d'un corniaud de neuf mois, le premier chien de mon ami, baptisé « Bach »» en souvenir du baccalauréat.

Bach se révéla spontanément indésirable ; indiscipliné autant qu'un corniaud à l'âge ingrat peut l'être, halluciné sans doute par l'envie du lièvre, il hurlait pour le simple plaisir au moins autant qu'un Saint-Hubert en pleine action et se précipitait sur tout ce qui lui semblait gibier par destination : corbeaux, pies, merles, alouettes, poules, dindons et autres volatiles voltigeaient autour de nous, mais fort loin, dans un même esprit de conservation. « L'oncle » se lamentait tout en fourrageant dans sa barbe :

— Mon petit, ton chien, les cailles, les cailles ! Mon ami transpirait, criait en vain et rageait ferme. Enfin, le chien, épuisé, sortant la langue, se coucha à l'ombre d'un buisson et ne bougea plus. Son bachelier de maître s'en empara et lui administra une « raclée » d'autant plus magistrale qu'elle était imméritée. Comment pouvait-il prétendre faire chasser ce jeune corniaud à la manière d'un chien d'arrêt ? On ne doute vraiment de rien à l'âge où nous étions ! « L'oncle », consterné, sortit une ficelle et prit l'innocent en laisse définitivement.

C'est alors que se présenta pour moi l'heure tant attendue. J'avais repéré un petit vol d'alouettes et, malgré le dédain de mon ami, je résolus de l'approcher ; j'amorçai un immense détour pour profiter d'une haie qui me semblait propice. « J'en tire au moins quatre ou cinq d'un seul coup », pensai-je. Au cours de la manœuvre, mon attention fut retenue d'abord par les cris plaintifs, puis par le vol capricieux d'un oiseau important. Il décrivit un cercle immense, parut devoir s'éloigner pour jamais, puis revint, baissa et se posa au beau milieu des alouettes. Mon coeur battait du désir de possession, je m'assurai que mes deux coups étaient armés et, faisant le gros dos, je poursuivis ma progression derrière la haie. L'oiseau tenait bon, j'arrivai ainsi juste en face de mon objectif. La distance paraissait considérable : « Tant pis, me dis-je, si je vais plus loin, adieu », je me mis à .genoux, passai mon fusil au travers des épines, épaulai longuement et fis feu ; je reçus un choc terrible et eus comme

Un éblouissement, avec une vague vision de flamme éclairant un nuage, une impression de foudre ; je me retrouvai sur le dos, allongé dans l’herbe, saignant du nez ; je palpai avec effroi mon visage. Il était bien complet, mon nez en place ; je fermai l'oeil droit pour éprouver le gauche, puis le gauche pour éprouver le droit — Je ne perçus aucune différence... Je respirai plus librement. « J’ai de la chance, me dis-je, mais le fusil est sûrement éclaté. » Je me relevai et tirai avec précaution l’arme restée au travers du buisson. Elle n'accusait aucune catastrophe ; seulement, les deux coups étaient partis à la fois. Pour l'ouvrir, ce fut une autre histoire. La clef était coincée et, pour la débloquer, je dus prendre un caillou ; je refermai le fusil et fis jouer à plusieurs reprises le mécanisme ; je ne constatai qu’un jeu important, et, au coup gauche, la perte probablement ancienne de la minuscule oreillette qui évite les crachements ; j'en conclus que j'avais reçu à la fois une gifle formidable et un important crachat de poudre dans les yeux.

— Alors ! qu'est-ce qui l'arrivé ? me cria mon ami. Tu es mort ?

— Non, lui expliquai-je, mais ton sacré père S... aurait pu m'avertir que son fusil part tout seul. Mon vieux, j'en ai pris une bonne !

— Et qu'as-tu tué ?

— Ma foi, je n'en sais rien, je vais voir...

J’épongeai une dernière fois mon nez et me dirigeai vers ma victime ; je voyais son ventre blanc se détacher sur les mottes; je comptai soixante douze -mètres ; je ramenai un bel oiseau paré de plumes aux reflets verts et d'une huppe remarquable. Je rejoignis le groupe. Mon ami ne cachait pas sa satisfaction. « L'oncle », plus réservé, caressait avec insistance l'écran protecteur de sa barbe.

— Pas de mal aux yeux fit ce vétéran, le reste ne compte pas (il faisait peu de cas du reste de la figure). Pas de mal au fusil non plus, tout va bien. S... ne vous avait donc pas dit que le gauche était sensible et crachait ?... Oui, il part souvent tout seul... Et puis S... charge trop ses cartouches, je lui ai répété bien souvent : « Cinq grammes de poudre fine, c'est trop... pour le 16... Le fusil est solide ; c'est un bon « Faucheur », mais ça le secoue trop !... Tu fendras le canon. » Chargez seulement le coup droit...C'est mieux ; quant à ça, ajouta-t-il en soupesant l'oiseau, c'est un vanneau... Vous êtes un veinard... Ce n'est pas le moment des passages, et vous n'en tuerez peut-être jamais d'autre... Ils sont sauvages et rares dans nos contrées.

« L'oncle » était prophète ; je devais revoir quelquefois des vanneaux ; je n'ai jamais eu l'occasion d'en tirer depuis. A vrai dire, pour le plaisir, un seul m'a suffi.

C'est ainsi que, grâce à l'extrême prudence de mes parents, ma première ouverture faillit très mal tourner. Quant à la gifle, elle ne fut qu'une consécration de ma nouvelle carrière.

J. Lefrançois.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 9