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J'ai tué Grand'mère

Lorsqu'on est sur la pente glissante du crime, plus rien n'arrêta... En pleine voie d'aveux volontaires, après « le canard du Labrador » je vais vous conter un second méfait, aussi véridique et beaucoup plus récent : septembre 1946.

Avec plaisir, chaque automne, je reviens au pays natal. Durant une semaine, je foule collines, pentes abruptes et creux verdoyants du bas Dauphiné. Cadre inchangé : immense cirque bleu des montagnes que ferme, au sud, la citadelle de Sisteron, moutonnement de coteaux peu boisés, courtes plaines où le tracteur a vaincu en partie le cheval. Et de cette terre profondément fouillée jaillissent d'immenses vergers de pommiers et poiriers. Si les grandes lignes du paysage sont inchangées, les générations vont terriblement vite. N'est-ce pas hier que Régine et Raoul tendaient craintivement leurs mains vers le gibier abattu ? Et, aujourd'hui, voilà ce grand garçon prêt à semer du plomb... Quand, au fond des gorges abruptes, je suis du regard le vol d'une compagnie de rouges, je grogne souvent devant quatre ravins à franchir pour les prendre à revers. « Quel métier !... » Vingt ans plus tôt, cette même manœuvre me semblait un jeu.

Donc, chaque année, je viens me retremper auprès des aînés, qui me renseignent exactement sur le gibier du canton. Les perdreaux sont salués les premiers. Affaire d'habitude et surtout de goût. Chose étrange après une éclipse quasi totale, les rouges, sans être abondants, se rencontrent un peu partout. Peu de gris. Leurs quartiers ne changent guère ; aux mêmes gorges on les lève, mais, pour les tirer, c'est une autre paire de manches !... Finis les beaux jours où, dès le deuxième vol, ils ne bougeaient plus. Maintes fois, dans des ravins absolument nus, ils s'envolaient au bout du fusil. Actuellement, il n'est pas rare de les voir fuir à deux ou trois cents mètres durant plusieurs heures. Ces difficultés augmentent la joie de tromper quelques-uns de ces jolis volatiles dodus.

Tuer quelques cailles ou des lapins reste chose plus commode. Pour le lièvre, de plus en plus rare, il existe certainement un registre matricule où chacun d'eux est soigneusement inscrit par les chasseurs locaux, qui, bien avant l'ouverture, savent avec précision dans quel ravin ils dorment. Les fantaisistes mauvais coucheurs échappent aux premières sorties ; de vastes luzernières non fauchées en dissimulent quelques autres. Mettre au sac une de ces grosses bêtes ne m'enchante guère. Histoire de vous jouer un dernier mauvais tour, l'oreillard se fait souvent tuer tôt, au début de la sortie. II faut alors charrier toute la matinée cette charge encombrante, parfois ensanglantée. L'ennui se change en catastrophe si l'on est parti pour la journée. En pareil cas, je ficelle la bête dans un fagot de branchettes. Le tout est hissé sur la tête d'un arbre touffu. Un lièvre ne s'envole point ; cependant, un soir, surpris par la nuit, je ne retrouvai plus mon porte-carnier d'occasion.

Malgré cette rareté, jamais, avant la guerre, je ne revins de ce séjour de septembre sans un capucin. Je crois que ces timides animaux se dévouaient. Parfois ce pauvre « lèbre » cherché, traqué, poursuivi par les chasseurs du quartier, déjouant ruses et embuscades, allait se blottir aux coins où depuis l'âge du fusil à pierre on n'en avait levé. Et le destin, la chance, parfois le chien dirigeaient mes pas juste à ce point.

En septembre 1946, je revins, une fois encore, battre la contrée. Malgré l'accalmie due à la guerre, le gibier n’abondait pas. Quelques sorties infructueuses, loin de me décourager, me donnèrent des ailes. Le retour approchait ; j’êtais déçu en contemplant le maigre butin. Cependant Grand Sympathique et des amis comptaient sur moi pour savourer perdreaux et civet.

Tout près de la maison, une belle compagnie de becs rouges vivait tranquillement. On ne les tracassait que lorsque la cuisinière, prise de court, désirait un rôti de choix. La veille de mon départ, je résolus de diminuer cette famille gallinacée de deux ou trois unités. A l'aube les joyeux rappels retentissent. Puis c'est le ronflement de l’envol vers le déjeuner matinal copieusement servi dans le chaume voisin. Pour les prendre à bon vent, je vais remonter le ravin. Sans bruit, j'atteins le bord. Bien groupés, à quarante pas, ils picorent sans méfiance. Parfois les jeunes s'éloignent de la mère, dont ils se distinguent à peine, puis se rapprochent. Seul le coq est un peu à l'écart. Il suffirait de deux coups : un à terre, l'autre au départ, pour anéantir cette belle famille. J'ai horreur de ces carnages. En bougeant, je détache un petit caillou. Ce faible bruit, vite perçu, sème l'inquiétude. Les têtes se lèvent... Remue-ménage. Course colonne par un... Quatorze oiseaux. Comme ils sont magnifiques et fiers !... Je m'avance. Vrrr... Vrrr... Envolée générale. Le gracieux cercle de leur vol va raser les toits, puis s'infléchit aussitôt. Certainement ils se sont posés tout près dans un ravin nu semé de blocs de plâtre. II faut agir vite, et peut-être... Je m'avance sans bruit avec le secret espoir d'une bourrasque ailée. Soudain, à mes pieds, un énorme capucin surgit. En quelques bonds, il gagne le large ; pas pour longtemps, car l'instant fatal où le cul passe devant la tête sonne. C'est un lièvre magnifique : 4 kilogrammes au moins, hélas ! une femelle...

Cette fois saint Hubert n'a pas voulu fatiguer mes épaules. Cent mètres à peine et je poserai la pièce sur la table avant de revenir poursuivre les perdreaux.

La maisonnée est éveillée. On a entendu le coup de fusil… Lapin ou perdrix, pense-t-on. La bête au bout du bras, j'arrive. Et de clamer :

— Bientôt le gibier viendra se gîter sous le lit ou dans la niche à Pompon !...

Mais qu'y a-t-il ? Les visages se rembrunissent et ne peuvent masquer une muette réprobation. Quel crime ai-je commis ? Alors une petite voix empreinte de tristesse s’élève :

— Méchant, tu as tué grand'mère !....

Le diable apparaissant avec ses cornes et sa queue en trompette au milieu de vapeurs soufrées m'eût moins fait sursauter. Le quadrupède m'échappe des mains. Un long frisson remonte mon échine. A mes pieds, le gros œil jaune me regarde fixement, plein de reproches, et semble dire :

« Tu ne respectes rien, pas même les grand'mères... »

Cependant il s'agit bien d'un vrai lièvre : toison foncée, ventre blanc roussâtre, longues oreilles ourlées de noir, moustaches de sapeur.

Je n'ose poser de questions, craignant le pire. Heureusement, en quelques phrases brèves, la vérité éclate :

— Nous la connaissions tous, elle a passé l'été au pied du poirier. Depuis la guerre, la pauvre bête ne quittait jamais les parages. Et une bonne mère !... Cinq ou six levrauts chaque année. Il n'y avait qu'à les cueillir. Personne ne venait les chercher ici. Maintenant c'est fini...

Oui, c'est fini. Certainement « grand'mère » m'a jeté un sort, car, depuis trois ans, au cours de mon séjour d'automne. je n'ai plus tiré un seul oreillard.

— Et celui de la vigne des Longs, dira Raoul, il n'en parle pas. Il l'a bien manqué de ses deux coups !...

— Tu as raison, petit, mais j'avais tellement peur que ce soit grand-père !...

A. Roche.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 12