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La grande chasse en Indochine

Gaurs

Cette fois-là, j'étais parti sans entrain et sans grande conviction. J'avais organisé cette sortie plutôt pour me promener dans la forêt que pour chasser. Je traversais une période de « cafard des solitudes » et pensais que quelques jours de pleine brousse me changeraient les idées. J'avais donc fait édifier un vague abri en forêt, à proximité d'un ruisseau, pour m'y reposer pendant ces trois jours de détente. Je ne questionnais même pas mon pisteur sur les chances probables que nous aurions de rencontrer éléphants ou gaurs, pourtant nombreux dans cette région.

Le premier jour, dès cinq heures, je suivis nonchalamment le traqueur sans prêter même attention aux pistes fraîches d'éléphants que nous croisions. Voyant le guide mécontent de mon attitude, je lui déclarai à tout hasard que j'étais disposé à chasser non pas l'éléphant mais le gaur, à quoi il répondit par un grognement qui signifiait sans doute : « Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt... ? » Car, en effet, le gaur se chasse pendant les premières heures du jour. Très tôt, il se met sous le couvert des taillis.

Nous déambulâmes encore pendant pas mal de temps et, vers dix heures, l'on s'arrêta pour le casse-croûte.

Une heure plus tard, sur mon injonction, nous prenions la direction du retour. Le pisteur ne cessait de maugréer, de plus en plus mécontent. Il n'y a qu'un blanc pour se promener ainsi dans la jungle, sans but !

II me précédait de quelques pas lorsqu'il s'arrêta tout à coup en étendant le bras vers notre droite. Je n'eus que le temps d'entrevoir la tête d'un gaur hors du fourré, mais pas le loisir d'épauler avant que ne disparût la bête. Le massacre me parut fort beau. En un éclair, le vieil instinct préhistorique s'était réveillé, et j'étais furieux contre moi-même de montrer si peu d'allant ce jour-là.

Le gaur s'étant dirigé vers la montagne proche, je courus dans le but de lui couper la retraite en cette direction. Je fus favorisé : comme je débouchais dans une clairière, je vis la bête la traverser et fis feu. Le grand solitaire s'arrêta net et, pendant peut-être trois secondes, demeura immobile... Il avait son compte et j'attendais sa chute lorsqu'il démarra au galop. J'eus le temps de lui envoyer encore trois balles, puis l'animal s'enfonça sous le hallier.

J'étais tranquille, je savais qu'il n'irait pas loin. Aussi fis-je une halte de vingt minutes pour lui donner le temps de rendre le dernier soupir, un gaur blessé étant des plus dangereux à suivre sous bois. Puis nous prîmes les traces de sang et dûmes couvrir encore plus de trois cents mètres avant d'apercevoir la bête étendue sans vie.

J'eus la curiosité de vérifier la puissance des projectiles blindés de ma 405. Le premier avait déchiqueté le cœur, les trois autres les poumons. Le dépeçage nous montra une cage thoracique remplie de caillots de sang noir et de débris pulmonaires. Avec de pareilles atteintes, ce gaur avait encore eu la force de parcourir trois cents mètres, en terrain accidenté. Quelle vitalité formidable !

Ce quadrupède, qui représente l'un des plus beaux coups de fusil qu'un chasseur puisse réaliser sur la surface du globe, est aussi l'un des gibiers les plus difficiles à abattre si on ne l'atteint au cou. Touché à cet endroit, il tombe pile neuf fois sur dix, comme d'ailleurs n'importe quel animal.

Le gaur que je venais d'abattre était l'un des plus gros spécimens de l'espèce que j'eusse chassé jusqu'alors. Il accusait 2m,06 de hauteur au garrot et possédait un massacre de 0m,98 d'envergure.

Cet épisode m'avait remis tout à fait en forme ; je décidai de continuer la chasse le lendemain. Je fus assez heureux pour descendre un second représentant de l'espèce, cependant moins beau que le précédent : il n'avait que 1m,94 de hauteur, avec un massacre de 0m,92.

Une autre fois, j'étais pour dix jours en forêt. Ma paillote de latanier (variété de palmier) en plein centre de chasse me fut agréable. Je la trouvai surtout presque confortable pendant les trois premiers jours, au cours desquels la pluie ne cessa de tomber.

Le quatrième jour, par un temps splendide, je partis à la recherche des grands bovidés. Région montagneuse, difficile. Il fallait suivre les vallées où se tenaient les animaux, qui allaient rarement en montagne, n'étant point pourchassés.

Nous prîmes de bonne heure la trace d'un solitaire, qui nous conduisit pourtant loin dans les contreforts montagneux. Je ne pus l'abattre que sur le coup de onze heures. C'était un beau mâle, dont le trophée ne profita à personne, comme vous l’allez voir.

J'étais accompagné cette fois-là d'un traqueur cham, qui souvent venait avec moi au cours de mes randonnées dans cette région. Intelligent, infatigable, bon pisteur... J'avais confiance en lui.

Lorsqu'il eut prélevé un filet sur ma victime, nous décidâmes de rentrer et d’envoyer des coolies le lendemain pour rapporter de la viande et le trophée. Nous n'avions pas parcouru un kilomètre que le ciel se couvrît subitement de nuages noirs et que la pluie se mit à tomber à torrents. Où se réfugier ? Les arbres laissaient passer d’énormes gouttes, en grêle, plus désagréables à recevoir que la pluie elle-même ; le vent froid des vallées nous glaçait.

Nous marchâmes longtemps... Voyant s'étendre les premières ombres du soir, je demandai au Cham si nous approchions du camp. Il eut un air inquiet, apeuré, comme quelqu'un pris en défaut. Que lui arrivait-il tout d'un coup ? Sa réponse fut la suivante : « Monsieur, nous sommes égarés. Il ne faut pas compter rejoindre le camp ce soir. Avec ce temps bouché, je n'ai pu reconnaître les pics qui me servaient de jalons. Ne connaissant pas très bien cet endroit, je crois qu'il est plus sage de passer la nuit ici. Nous reprendrons demain la route du camp, où nous serons sans doute en quelques heures. »

Drôle de perspective !... Sous l'averse, passer une nuit sans feu, puisque aussi bien nos allumettes étaient mouillées, sans rien à se mettre sous la dent et harcelés de moustiques ! Je me voyais déjà avec une bonne crise de paludisme..., qui vint, du reste, sans se faire prier, quelques jours plus tard.

Le pisteur, admonesté, fit des excuses. Ma colère, du reste, ne servait à rien. Il valait mieux essayer de construire un abri pour la nuit, ce que nous fîmes sans désemparer.

La pluie tombait de façon discontinue... et presque autant sous notre toit de feuillage qu'au dehors...

Quelle nuit !... Couché ou assis dans la boue, gelé, j'attendis impatiemment le jour en songeant au bon grog que je me préparerais dès l'arrivée au camp et que j'aurais payé bien cher au cours de ces heures décourageantes.

Au petit jour, la pluie n'avait pas cessé et ce fut en sa compagnie que nous errâmes toute la journée, sans d'ailleurs retrouver notre route.

Nous dévorâmes, pour nous soutenir, un morceau de filet cru que le Cham avait eu la bonne idée d'emporter. La faim me le fit trouver excellent.

Vers midi, ne voulant plus me fier au guide, je consultai ma boussole et constatai que nous nous éloignions de plus en plus de notre point de départ. J'en fis la remarque au Cham, mais il refusa d'en convenir. De guerre lasse, je partis seul dans la direction qui m'apparaissait la bonne. Au bout d'une demi-lieue, je remarquai que l'indigène me suivait. Donc il se croyait toujours perdu et s’en rapportait à moi.

La nuit nous surprit de nouveau sans que nous fussions retombés sur la piste connue. La pluie cependant avait fait trêve et nous nous établîmes sous un rocher qui nous abritait du vent. Cette seconde nuit fut relativement moins dure que la précédente, mais l'inquiétude du lendemain, la crainte des serpents, des fauves et de la fièvre nous empêchèrent néanmoins de dormir. De plus, le. filet de gaur ayant attiré des légions de fourmis, nous en fûmes assaillis sans cesse de façon fort désagréable.

A l'aurore, le pisteur ne put se reconnaître dans les pics environnants. Ils étaient nombreux et, pour lui comme pour moi, se ressemblaient tous.

Nous reprîmes la direction qu'indiquait la boussole. Vers huit heures, la pluie se remit à tomber de plus belle, et ce fut la cartouchière autour du cou et la carabine au-dessus de la tête que je traversai les ruisseaux en crue. J’avais, par endroits, de l'eau jusqu'aux aisselles.

Enfin, vers dix heures, nous repérâmes avec joie une montagne qui se trouvait à environ cinq kilomètres de notre camp. Toutefois, pour arriver à cette montagne, il fallait franchir un large cours d'eau, de l'autre côté duquel une piste moï nous mènerait au but.

Je tentai de traverser le premier. J'aurais agi plus sagement en envoyant d'abord le Cham, ainsi qu'il me le proposait d'ailleurs, car voici ce qu'il arriva :

Quoique ayant pris comme jalon un pic-de l’autre côté du fleuve et, dans le fleuve, une touffe de laurier-rose, je perdis dans l’eau mon orientation en contournant cette touffe et revins au point de départ... Fût-ce la vitesse du courant, fût-ce la fatigue — car j’étais très déprimé — qui me firent perdre le sens de la ligne droite ? Je ne sais. En tout cas, assez troublé, je ne me risquai a traverser une seconde fois qu'après avoir été devancé par le pisteur.

Nous parvînmes finalement au camp vers une heure de l'après-midi, après que j'eus abattu un beau cerf d'Aristote. Content de me revêtir de vêtements secs et de savourer enfin ce grog réconfortant si ardemment convoité, je m'étendis sur mon « picot » avec un soupir de béatitude et me reposai tout le restant du jour.

Le lendemain, j'envoyai une équipe prélever le massacre du gaur. Ces gens revinrent le soir, annonçant qu’ils n'avaient pu retrouver la bête. Je suis persuadé que, mis au courant de notre aventure par le pisteur qui les guidait, ils n’osèrent pénétrer en forêt, de peur de se perdre aussi, et qu'ils passèrent tout simplement la journée allongés à cinq cents mètres de là.

Dégoûté, je pris le chemin du retour.

Enfin, peu de jours après mon arrivée, je fus pris d'un violent accès fébrile et dus demeurer un mois sans chasser.

Cette pénible tournée me servit de leçon. Je me fis confectionner une boîte imperméable et hermétique contenant briquet à amadou, boîte d'allumettes, puis une seconde pour le paquet de cigarettes. Depuis, j'ai toujours eu des cigarettes sèches et du feu lorsque je l'ai désiré.

Récits d'Allain le Broussard, enregistrés par

Marcel Fauchois.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 13