Accueil  > Années 1951  > N°647 Janvier 1951  > Page 23 Tous droits réservés

Le black-bass

Plusieurs espèces de poissons d'eau douce nous sont parvenues des États-Unis ; citons, parmi les introductions américaines de valeur, les black-bass (à grande et à petite bouche), la truite arc-en-ciel, le saumon de fontaine et le petit gambusia, qui, lui, provient du sud des États-Unis et du Mexique. En revanche, nous avons introduit d'Amérique des poissons nuisibles : le poisson-chat et la perche soleil qui se partagent, avec le hotu, ce dernier originaire de l'Europe centrale, le triste honneur de constituer la seule liste de poissons reconnus nuisibles par l'arrêté ministériel du 19 février 1934.

Nous étudierons aujourd'hui le black-bass, qui appartient a la famille de centrarchidés.

Nous avons en France deux black-bass : le black-bass à grande bouche ou perche truite (Micropterus salmoïdes) et le black-bass à petite bouche (Micropterus dolomieu), qui se distinguent à peu près uniquement par la dimension de la bouche ; chez le micropterus salmoïdes, le maxillaire dépasse largement le bord postérieur de l'œil alors qu'il ne l'atteint pas chez le micropterus dolomieu. Le nombre des écailles est aussi caractéristique ; variant de 65 à 70 chez le black-bass à grande bouche, il va de 72 à 85 chez le black-bass à petite bouche, les écailles étant comptées sur la ligne latérale.

A vrai dire, je n'ai jamais encore eu l'occasion de rencontrer de black-bass à petite bouche en eau libre ; il existerait cependant dans certaines eaux calmes du massif Central. Il y a donc de très fortes chances pour que, chaque fois que vous capturez un black-bass, il s'agisse de celui à grande bouche qui, après s'être longtemps localisé dans les étangs de la Sologne, se répand de plus en plus en France, surtout dans la partie Ouest et le Midi.

Le black-bass a une forme trapue, épaisse, avec une tête large et une bouche puissante et bien armée. La partie antérieure de son corps est celle de la perche, dont il a la gueule caractéristique ; la partie postérieure est celle du brochet dont il a la coloration verdâtre. La nageoire dorsale présente deux parties : l'antérieure, soutenue par une dizaine de rayons épineux qui se hérissent, et semblable à une dorsale de brochet, mais plus petite et à qui fait immédiatement suite une dorsale postérieure avec une douzaine de rayons mous. La nageoire anale comporte à l'avant trois rayons épineux. La coloration est vert sombre sur le dos et les flancs et blanchâtre sur le ventre ; le corps est semé de petites taches. Les joues sont barrées de deux bandes foncées obliques.

Le black-bass, tel qu'il se présente, est un puissant carnassier, très vorace, à croissance assez rapide comprise entre celle de la perche et celle du brochet.

On ne trouve jamais des black-bass dans les eaux fortement courantes. Il exige, en effet, des eaux calmes et chaudes en été. Il préfère les étangs à fond de sable même légèrement vaseux ; c'est la raison pour laquelle il a fort bien réussi en Bretagne, en Sologne et dans le Sud-Ouest, où il se répand beaucoup actuellement. Mais on ne peut espérer le voir s'acclimater qu'en des rivières à courant calme et comportant des lones ou des noues, où la température s'échauffera rapidement et où il trouvera sa nourriture en abondance. Les essais d'introduction en eaux courantes libres ont toujours échoué dans les rivières qui ne comportaient pas de lones.

La ponte a lieu en mai et se fait comme celle de la perche soleil, c'est-à-dire que le poisson prépare à l'avance sur le sable et dans le gravier un nid très propre débarrassé de la vase dans lequel il pond, suivant sa taille, de quelques milliers à 15.000 ou 20.000 œufs de petite taille et adhérents. La ponte terminée, la femelle s'en va et le mâle reste pour surveiller les œufs jusqu'à l'éclosion. Il n'y a pas lieu de trop s'extasier sur cet amour paternel, car, si le black-bass défend farouchement ses œufs de l'approche des déprédateurs, et notamment des perches et des perches soleil, il ne se gêne pas, dès que ses enfants sont éclos et commencent à remuer, à se tailler de larges festins parmi sa progéniture, se récompensant ainsi des soins qu'il leur a donnés jusqu'à l'éclosion.

Le black-bass arrive à mesurer 30 et jusqu'à 50 centimètres, et il atteint un poids de 2 à 3 kilogrammes ; le black-bass d'un kilogramme est toutefois le plus fréquent. Sa défense est d'une énergie remarquable et présente un grand intérêt pour la pêche sportive, que nous étudierons plus loin. Quant à sa nourriture, il mange tout ce qui est dans l'eau et qui remue ; sa nourriture de base sera évidemment constituée de petits poissons et d'alevins et, dans son jeune âge, il mangera des larves d'insectes, des crustacés et des mollusques ; il se nourrit abondamment de jeunes grenouilles, beaucoup plus encore que le brochet ; enfin, détail remarquable, il mange le poisson-chat, poisson que le brochet et la perche se gardent bien d'attaquer, sauf au premier stade de sa vie, quand il se déplace en boules caractéristiques. Le black-bass n'attaque pas seulement les boules, il arrive à dévorer les poissons-chats, de 100 à 150 grammes, sans paraître incommodé par les terribles piquants des nageoires pectorales du poisson-chat qui s'arrêtent dans la gorge ou percent l'estomac des brochets et des perches.

J'ai fait, en aquarium, l'expérience de mettre avec quelques black-bass diverses blanchailles (gardons, tanches) agrémentés de poissons-chats ; j'ai vu le black-bass s'attaquer indifféremment à ces trois espèces ; je dois reconnaître que j'ai trouvé un jour un black-bass étranglé par un poisson-chat dont la queue sortait de la bouche du vorace : mais il s'était vraiment attaqué à trop forte partie et notre black ne pesait guère plus que sa victime. Mais j'estime qu'un black-bass d'une livre peut, sans inconvénient, manger un poisson-chat de 150 grammes, ce qui n'est le cas ni de la perche ni du brochet.

Quant à sa chair, elle est excellente et très estimée ; elle est ferme, dure, et a la saveur de celle de la perche.

C'est donc un poisson qui mérite d'être introduit tant dans les étangs de pisciculture que dans les étangs de la pêche sportive. A mon avis, il n'est pas à sa place dans l'Est, où le climat est trop froid et où les eaux ne se réchauffent pas assez et où le brochet, la perche, et dans certains cas le sandre sont beaucoup plus à leur place ; la place du black-bass est dans le Centre de la France, le Midi et l'Ouest. Autrement dit, si l'on veut, en France, introduire des voraces autres que le brochet et la perche, le sandre devra vivre dans le Nord et dans l'Est, et le black-bass partout ailleurs. Comme je l'ai déjà dit, on ne l'introduira pas dans les eaux courantes, mais en pisciculture, dans les étangs à carpes, et surtout dans ceux infestés par le poisson-chat. On aura intérêt, toutes les fois que le fond sera sableux, à déverser, à la place du brochet, qui néglige le poisson-chat, et de la perche, dont la croissance est trop faible, des black-bass à raison d'une cinquantaine d'individus par hectare ; ces poissons doivent faire 100 grammes l'année suivante et dépasser très largement la livre l'année après. Dans les eaux libres, je le répète, on le mettra dans les étangs chauds et dans les rivières comportant des lones et des noues. On peut trouver des alevins de black-bass dans certaines piscicultures du Centre de la France.

Quant à sa pêche, elle est très capricieuse. On le pêche évidemment, comme tous les poissons voraces, au vif ou au lancer léger. Sa défense est très énergique ; il saute immanquablement une ou deux fois sur l'eau et fonce droit sur la touffe d'herbe la plus proche. Un black-bass d'un kilogramme donne plus de mal à sortir qu'un brochet d'un poids double. Malheureusement, il y a des jours où il se refuse obstinément à mordre ; on le voit souvent l'été dormir en surface entre les feuilles de nénuphar sans s'intéresser aux cuillères qui lui passent sous le nez ; d'autres jours, la réussite est magnifique, sans qu'on sache trop pourquoi. Il paraît, mais je ne l'ai pas vérifié, que certains jours il mord très bien à la petite grenouille vivante ; je le crois très volontiers, car j'ai souvent trouvé, à l'autopsie, des débris de grenouille. Les Américains utilisent des poissons nageurs en bois. Il y a toutefois un truc pour le pêcher, mais ceci n'est possible que dans les étangs clos où la réglementation de la pêche fluviale n'a pas cours ; il consiste à pêcher à la cuillère sur les fonds de sable, peu profonds, au-dessus des frayères où le black-bass veille attentivement sur ses œufs ; il est à ce moment féroce, et la moindre cuillère qui passe est attaquée à coup sûr.

En définitive, le black-bass est un poisson de sport qu'il est intéressant de voir se répandre.

Delaprade.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 23