uantités d'hôtels ont l'eau coupée en été. Particulièrement
dans les régions les mieux alimentées.
A Argenton, je ne pus me laver qu'à la sauvette. Passe
encore le matin… où l'on va au-devant de la crasse. Mais le soir !
« Que ne faites-vous du camping ? » me dira-t-on.
Parce que les adeptes de la toile bénéficiaient de confort
au bord de la Creuse, je ne fus pas tenté. Ils étaient près de l'eau, certes.
Mais une eau que je m'attendais à voir claire, limpide, buvable. Las ! La
Creuse n'est belle que la nuit, au clair de lune, lorsque les cheminements sont
possibles plus dans le rêve que dans la réalité.., lorsque l'ombre protectrice
s'allie au mystère.
Dans le matin, j'ai cependant épousé les contours de la
rivière pour autant que les plus petites routes m'en fournissaient l'occasion,
par Le Menoux, Badecon, Gargilesse, Cuzion. Je mentirais en niant que les environs
de Gargilesse ne soient pas attrayants. Mais la Creuse ne coite pas à la route,
il faudrait l'aller chercher à pied en laissant son vélo à l'abri d'une haie...
Aventure.
Les points attractifs sont, incontestablement, le barrage
d'Éguzon, Éguzon lui-même et son lac artificiel qui dort, figé à jamais, même
si un quelconque bateau à voile le sillonne.
On se découvrirait devant le travail de l'homme, si cet
homme maudit, pour le soi-disant bonheur de son prochain, ne détruisait
vallées, réduisait des hameaux à l'engloutissement, n'étalait ses falaises de
ciment (qui prennent nom de barrages), ne matérialisait tout où, précisément,
la poésie devrait l'attendrir.
Cinquante-huit mètres d'eau... Des machineries. Des
pylônes... Des fils… Un demi-silence lourd que trouent, seuls, des bruits
ravageurs de pierres qui éclatent ou roulent, de turbines en mouvement, de
cliquetis...
Je dégringolai donc, en roue libre, jusqu'au village,
suivant une route qui m'apparut d'autant plus délicieuse qu'elle allait par des
champs que l'horreur électrique n'a pas défigurés...
Dun-le-Palleteau, Razès, Limoges... Autant de repères sur
une route qui, dès lors, devenait un chapelet kilométrique. Elle eut ses
anecdotes. Goudron ici, qui giclait aux mollets. Barrage de vaches là-bas,
taureau en tête regardant d'un œil mal assuré mon maillot rouge. Pluie
ailleurs, qui me fit déshabiller un peu plus pour être mouillé moins.
Cette pluie me dispensa d'inventorier comme je l'eus désiré,
après Razès, les modestes monts d'Ambazac, peuplés de pièces d'eau... dont
celle de la Gouzille ne faisait qu'une avec les nuées.
Et à Limoges — où me retenaient des occupations extra-sportives
ou touristiques — je n'entrevis que les jardins de l'ancien évêché. Mais je me
souviens de ces ruées qui m'avaient déjà amené là après une longue randonnée de
part les monts d'Auvergne, à tandem, ou à l'issue d'une dégringolade
tourangelle terminée en cette cité de la porcelaine, à bicyclette.
La première fois, Limoges avait été une halte mémorable,
après douze jours passés à sillonner, dans tous les sens, les puys, les dômes,
les gorges, les gouffres, au delà des limites du Cantal, du Tarn, de la Lozère,
de l'Aveyron, du Lot.
Les soubresauts indiscontinus des routes centrales avaient
entamé nos énergies, et rarement nous peinâmes autant, ma femme et moi.
Je retournerai à Limoges, descendrai vers le sud afin de m'enivrer
de panoramas dans ce triangle Uzerche-Brive-Tulle dont l'un des côtés a pour
frise les gorges de la Vézère (entrevues dans des conditions qui n'avaient
qu'un rapport assez lointain avec le cyclotourisme pur)... J'avais alors un
casque, et les motocyclistes allemands, à défaut d'essence, mettaient des
pastilles... et de l'eau dans leurs réservoirs (!).
Auch est une curieuse ville, car on y rencontre, au pied de
l'escalier monumental de sa cathédrale, d'Artagnan en personne.
En pierre certes... mais comme vivant...
Ah ! mais... comme il en serait de Tartarin, à
Tarascon, si les Tarasconais étaient fiers de leur compatriote fictif...
D'Artagnan, donc, garde les joyaux de la reine, si tant est
que la cathédrale Sainte-Marie en soit un parmi les monuments de son espèce.
Sous le feu des projecteurs, elle offre un effet surprenant
la nuit. Mais les édiles ont tort de l’éclairer par toutes ses faces. L'une des
projections éblouit le touriste attardé sur la terrasse. Or les nuits ne sont
pas toujours faites pour dormir, et il en est qui permettent qu'on s'émeuve
devant l'estompe lunaire d'un paysage... Ce fut le cas lorsqu'en août je passai
à Auch en direction Toulouse, via les Pyrénées.
Ma première vision pyrénéenne au cours de cette randonnée —
s'ajoutant, évidemment, à nombre d'autres — eut lieu après le village du Laguian,
sur la route de Tarbes. D'un seul coup d'un seul, la route, assez quelconque jusque-là
au point de vue touristique, se dresse... Deux chapeaux sur la carte... Deux
chapeaux qui sont durs et frisent les 12 p. 100...
Effort court, rapidement payé.
Au dernier mètre de la côte, si le temps est clair, la
chaîne des pics apparaît, barrant complètement l'horizon. J'eus cette chance de
bénéficier d'un ciel serein.
Et, grâce au Touring Club de France, grâce à l’une de ses
multiples tables d'orientation élevées partout en France (et surtout dans les
meilleurs endroits), il me fut possible de donner des noms aux montagnes,
d'estimer les agglomérations et de pénétrer le mystère des lointains...
Pauvre T. C. F. engendré par des cyclistes, grandi
immensément par des usagers du sentier, du chemin, de la rivière, de la route,
du rail et du ciel... Comme il vous le rendent mal ceux qui exercent leurs
talents de touristes au moyen de véhicules... Plus les engins vont vite et plus
ils sont gros, plus ils négligent vos initiatives...
Il manque à vos tables des cocktails.
Tant mieux pour vous...
Dans le poudroiement lumineux des bois — si j'en juge le
cliché photographique tiré en cet endroit, — je franchis un peu plus loin la
limite du Gers et des Hautes-Pyrénées.
C'est une manie que j'ai de photographier les bornes
départementales. Leur assemblage en serait assez curieux, et je regrette de ne
pas avoir été plus constant et d'avoir eu trop souvent la faiblesse de les
passer impunément ! La faute en fut, parfois, à des accompagnateurs peu
enclins à ne pas sacrifier à une saine tradition : celle de « faire la borne ».
Notons qu'il arrive fort souvent que les bornes se
multiplient à l'envie en quelques kilomètres. Tel est le cas lorsqu'on épointe,
au passage, plusieurs départements.
Au mois d'août, il faisait chaud en Bigorre, et je pris mes
meilleures teintes sur les routes chauffées à blanc de Tarbes et de Pau, sur
celles qui — longeant ou non le gave de Pau — aboutissent à Lourdes,
franchissent les Ossuns ou se perdent en longeant l’Adour.
Sainte-Marie-de-Campan est un petit village pyrénéen de
grande renommée. Il ne possède qu'un hôtel (assez restreint au demeurant, mais
où l’on est traité à souhait). Peu de commerçants, une place parée d'une fontaine-abreuvoir,
une vétuste sous-mairie, une église simplette dont la cloche convoque souvent
les pèlerins...
J'y passai une fois qu'elle appelait au secours. Le feu, en
un tel endroit, nécessite en effet la mobilisation totale des habitants et
passagers...
Il a ceci de particulier, ce village, qu'il est un ricochet,
un tournant bref, un fond entre deux majestés, une oasis entre le Tourmalet et
l'Aspin...
C'est dire combien les souvenirs s'y entassent que,
personnellement, je pourrais égrener longuement.
Mais il a encore cela de spécial, d'historique, de
légendaire, d'héroïque, qu'il marque l'endroit où, en 1913, Eugène Christophe,
premier du classement général dans le Tour de France, rebrasa sa fourche qu'il
avait cassée dans le Tourmalet.
Un jour prochain, une plaque commémorative de la F. F. C.
rappellera l'exploit douloureux, l'exploit tragique qui fit de Christophe un
grand vaincu, pour la vie, du Tour de France... Car, de ce jour-là, en dépit
d'une supériorité tant de fois affirmée, la porte de la victoire se ferma
définitivement devant le vieux Gaulois qui devait connaître la mésaventure d'un
bris plusieurs fois renouvelé durant sa carrière.
La route de Toulouse passait, pour moi, par Aspin. Elle
passa aussi parmi les sentiers rocailleux qui s'accrochent aux pentes du
Tourmalet, où les chalets, sous la double loi de la perspective et des
distances, reculent au fur et à mesure qu'on gagne sur eux. Parmi le grand
silence où la symphonie du torrent, le tintement des cloches à vaches et les
appels des bergers ne comptent pas pour bruits, on vit intensément.
Un soir, au restaurant d'un hôtel, un autocar déversa sa
cargaison de touristes, vêtus comme pour aller au Musée Grévin...
— Ouf!... Encore une grosse journée, déclara, pénétrant en
vainqueur, un bonhomme obèse et époumoné que suivait sa femme verdâtre et
qu'entourait une meute assoiffée... Ah ! nous avons « fait » le
Tourmalet...
Il ajouta :
— Je saluerai les coureurs du Tour, à présent...
Le pôvre...
Il n'eût tenu qu'à lui de n'être point cette énorme chose
qu'il représentait et de « mouliner » (selon un mot de Gallien dans un brevet
de randonneur des Alpes, alors qu'il me passait dans le Glandon).
Mouliner !
Il m'a semblé, avec plusieurs années de recul, que j'avais
monté le col d'Aspin en utilisant un développement plus grand que d'habitude...
Était-ce le vent de tempête qui me poussait ? Cependant, au
gré des virages, il n'était pas toujours bien placé...
Mais de « tempêtes » (j'en connus beaucoup cependant) peu équivalèrent
à celle que je subis jusqu'au sommet.
Avec quelles délices poussai-je, jambes nues, cheveux
hirsutes, muscles bandés, mal couvert, par cette route que j'ai connue magnifique
sous le soleil et qui fut éblouissante sous sa bataille de nuées déchirées par
les vents, les imprécations du ciel et les tourbillons de pierres ou de
branches.
Les habituels cantonniers avaient disparu, jetés dans leurs
cahutes... D'intrépides caravaniers pédestres s'étaient blottis sous un
appentis branlant au sommet, passé à la soufflerie des dieux...
Que dire de la descente où je fus contraint de « battre les
mains » comme au cœur de l'hiver ? L'ivresse n'en était pas moins
totale... Le toboggan sur Arreau est l'un des meilleurs que je connaisse, avec
Puymorens, dans les Pyrénées...
Dans les derniers kilomètres, je devais connaître une surprise
malheureuse, celle de retrouver ma femme que je croyais bien loin devant moi
(porteuse, dans sa voiture, des multiples choses qu'exige ma profession et qui
a abandonné à regret notre tandem), je la retrouvai, dis-je, dans le décor ; ce
qui stoppa net, au moins pour trois jours, toute velléité cycliste...
Il faut gravir la montagne à pied, il faut pénétrer dans ces
étendues champêtres qui, de la route, apparaissent si familière; il faut
atteindre à ces chalets, qui sont des fermes ou des refuges ; il faut parcourir
ces aspérités qu'on croit hospitalières et faciles à atteindre, pour comprendre
ce qu'est la vie du montagnard...
Il faut avoir vu celui-ci monter ses fardeaux (souvent de
l'eau en tonneau) et celle-là (sa femme) pratiquer la fenaison pour songer à
comparer leurs existences aux nôtres...
Comme ils me semblèrent mesquins mes efforts, inutiles à la
collectivité, comparés à ceux de telles gens.
Pas un geste qui ne conditionne leur vie. Pas une fatigue
qui ne soit vaine. Pas un plaisir qui ne soit mille fois gagné, limité aux
possibilités du village le plus proche...
Sentier muletier de Savoie, pâturage pyrénéen, m'en
avez-vous fourni des preuves que nous sommes absurdes, nous, les citadins, qui avons
besoin de vacances pour nous libérer, provisoirement, de nos vices.
Et encore si nous savons les prendre, ces vacances, nous,
les cyclistes, combien parmi les autres en jouissent ?
Peu. Sinon pas du tout...
Pourquoi sommes-nous toujours pressés ?
Revenant de Pamiers, je m'arrêtai en une quelconque localité
pour acheter deux timbres-poste.
Patron aimable... mais prenant son temps... Poli jusqu'à
s'enquérir de ma route... Intéressé jusqu'à étudier mon vélo... choisissant des
billets propres pour me rendre la monnaie...
Et j'étais là, trépignant...
Trépignant de quoi ?
J'avais tout le temps de regagner les abords de Toulouse.
Et cependant je m'impatientais.
Quelle erreur...
M'étais-je assez arrêté pour admirer le paysage d'Ariège
doux à l'œil, par ses monts aux coloris tièdes et reposants ? Sans doute pas.
J'ai songé à tout cela en bordure de la Garonne, sur la petite
route qui va de Lacroix-Falgarde à Toulouse. Route délicieuse en surplomb de
l'eau, route cheminant dans les bois, les jardins, les villas, les prés, les
fleurs.
Tout un monde qui vit là, en paix.
J'étais en vacances, donc exempt de certaines préoccupations.
Et j'appréciais le calme renaissant.
René Chesal.
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