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Un don mystérieux

La classe

Beaucoup de querelles proviennent uniquement de mots. Les adversaires emploient des termes identiques, mais ils ne s'accordent pas sur le sens qu'ils donnent à ces termes.

Nous n'aborderons pas les domaines, dangereux ou vertigineux, de la politique ou de la philosophie, qui ne nous fourniraient que trop d'exemples. Le mot que nous allons tenter de définir n'excite pas les passions, s'il à suscité d'aimables polémiques. C'est un mot simple et commode, familier au vocabulaire des écoliers : le mot « classe ».

En l'espèce, il ne s'agit pas d'une salle d'études avec des bancs et un tableau noir, mais d'une qualité, tout ensemble prestigieuse et vague. Nous ignorons par qui et comment « classe » a été employé, la première fois, dans l'acception particulière que nous lui donnons. Qu'importe ! Le langage courant l'a adopté. Nous en abusons même.

Chaque fois que nous nous sentons incapables d'énumérer, de façon claire et précise, les qualités exceptionnelles d'un homme, voire d'un objet, nous disons qu'« il a de la classe ».

Un peintre, un violoniste « ont de la classe ». Un chasseur au fusil implacable en possède, comme, aussi, un meuble, une auto. Si l'on nous poussait, nous serions bien en peine de dire exactement ce que nous entendons par classe. Nous nous en tirerions en esquissant des gestes vagues ou en confessant que la classe est indéfinissable. On la sent, elle s'impose même, mais son essence demeure mystérieuse.

Le langage sportif — d'aucuns écrivent le jargon — fait un large emploi du mot que nous plaçons en vedette. Les critiques décrètent que tel cycliste, tel boxeur ont de la classe, que tels autres en sont dénués. Ce jugement reste indépendant des résultats obtenus. Tel homme de classe peut parfaitement se faire battre par un adversaire privé par la nature de ce don magique. La classe confère un prestige. A elle seule, elle ne donne pas la victoire.

Des gens ayant horreur du vague ont objecté : « Vous nous rebattez les oreilles avec votre classe. En quoi consiste-t-elle au juste ? » En vue de les satisfaire, une enquête, des enquêtes ont été ouvertes. Leurs résultats sont assez décevants. Nous allons tenter de les dégager. Indiquons à ceux de nos lecteurs que le sport n'intéresse pas spécialement qu'il leur sera aisé de transposer nos conclusions dans d'autres domaines. Les remarques inspirées par un nageur s'adaptent à un chasseur, à un pêcheur, voire à un artiste ès productions horticoles.

Plus haut, nous avons parlé de nature. Tous les experts s'accordent pour reconnaître que la classe est naturelle, qu'elle ne saurait être acquise par l'étude, qu'elle est un don du ciel, de la naissance. Avant tout exercice, nous possédons ou nous ne possédons pas la classe. Nous pouvons la développer ou la gâcher. Nous sommes incapables de la conquérir si elle nous manque.

Pour un vieil expert, la classe est évidente dès qu'il lui est donné de se manifester publiquement. Mais les favorisés de la fortune qui en sont dotés ignorent souvent leurs propres ressources. Il faut un hasard, des interventions extérieures pour qu'elles se révèlent. La classe ne se confond pas avec la vocation. On peut adorer passionnément une forme d'activité, s'y consacrer de toutes ses forces et n'aboutir qu'à de médiocres réussites, alors qu'un novice indifférent mettra, du premier coup, dans le mille.

Donc, pour que des dons innés et supérieurs ne demeurent pas ignorés, il est nécessaire de se livrer à une prospection méthodique, étendue au plus grand nombre possible d'individus. Faisons courir, sauter, nager, tirer tous les enfants, tous les adolescents, et des champions en puissance se révéleront. Le réservoir commun est constitué par l'école, l'université, l'armée. La supériorité indiscutable des États-Unis dans le domaine athlétique est due au fait que le sport est largement pratiqué à l'école. Dans les grands collèges anglais, à Oxford, à Cambridge, l'après-midi tout entier, jusqu'à la tombée du jour, se passe dans les prés, les terrains de jeu, sur les rivières.

La classe est-elle l'apanage de certains pays, de certains climats ou — le terme étant pris dans une acception très large — de certaines races ? On a pu le croire alors que des nations, numériquement faibles, dominaient l'athlétisme mondial : la Suède, la Finlande entre autres. Plus tard, on a constaté que cette supériorité passagère était due à un entraînement plus rationnel, à une hygiène alimentaire mieux surveillée, à des vertus morales jalousement entretenues. Aujourd'hui, on se pencherait plus volontiers vers les noirs ou vers les métis, doués d'une détente prodigieuse. En vitesse pure, les gens de couleur écrasent leurs pâles rivaux. L'athlétisme américain a pour chefs de file des noirs. Le Panaméen La Beach est l'homme le plus rapide du monde. Il a couvert le 220 yards à la vitesse de 35km,675 à l'heure, ce qui — ceci dit en parenthèses — est loin de battre les records de la gazelle ou de l'autruche.

En France, le Sénégalais Thiam, le Martiniquais Sillon sont respectivement champions du saut en hauteur et du saut à la perche. Il est certain que, si nous les recherchions avec méthode, l'Union française nous fournirait des hommes d'une classe égale ou supérieure. Nos Algériens possèdent naturellement des qualités de résistance très supérieures à la moyenne. Nous leur devons, entre autres, Mimoun et El Mabrouk, qui ont monopolisé, la saison dernière, les victoires; sur les stades européens.

Toute question de teinte épidermique écartée, existe-t-il des signes sûrs révélant la classe ?

D'aucuns suggèrent l'aisance, l'harmonie natives du geste. Leur critère est séduisant du point de vue esthétique. Malheureusement, les faits le contredisent. La facilité, la beauté peuvent parer des mouvements efficaces. Alors, on atteint la statue vivante, le chef-d'oeuvre animé. Voir courir et presque voler Ladoumègue, sur la piste, constituait un spectacle admirable et, pour ceux qui en ont été le témoin, inoublié. Mais, hélas ! par accident, il .arrive qu'un phénomène naturel ne charme pas le regard de l'artiste. Nul ne dénie au Tchèque Zatopek une classe extraordinaire. Or ce champion unique, coudes collés au corps, masque buriné par la. souffrance, paraît peiner terriblement, tout au long des, cinq mille mètres qu'il gagne avec des avances considérables, surclassant, ridiculisant des adversaires qui, eux, ont des. allures plaisantes.

Zatopek constitue physiologiquement — des examens médicaux l’ont démontré — un phénomène. Son cœur, le rythme de ses pulsations sont anormaux congénitalement. L'homme est bâti pour courir. Et il court et gagne plusieurs fois par semaine chaque printemps et chaque été, sans que sa santé soit éprouvée par cette débauche d'efforts.

Pour définir la classe, serons-nous contraints, en dernier ressort, à passer la parole au médecin, à l'anatomiste ? La chose est possible. Des auscultations, des analyses de réflexes commanderont l'orientation de nos activités musculaires, sportives ou non. Nous aurons chacun une fiche qui nous conseillera de sauter ou de courir, de soulever des haltères ou de pêcher à la ligne.

En attendant, résignons-nous; à une certaine ignorance, qui a des charmes. Acceptons le caractère subtil, impalpable, mystérieux de la classe. Cette incertitude nous autorise à nourrir des illusions sur notre: propre valeur ou sur celle de nos enfants. Elle nous permet, si-nous en avons le penchant, d'essayer de découvrir, sans instruments ni livres, le pur sang, le « fusil », le futur Jany, le Bobet en herbe, le Famechon minuscule dont, demain, la classe éclatera.

Jean Buzançais.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 29