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Un peu de gaieté

La clef

Nous avons passé nos dernières vacances, ma femme, mes enfants et moi, dans un tout petit et charmant village de Normandie, dont je tairai le nom afin de ne pas y provoquer une ruée d'estivants l'an prochain, mais que, cependant, vous trouverez aisément sur la carte quand je vous aurai dit que son nom se termine par ...ville.

Pour une somme infime, nous avions loué une modeste villa de trois étages, comprenant vingt-huit pièces, dont trois salons, cinq salles de bain, deux cuisines, quatre Salles de billard, fumoir japonais, etc. ; le strict nécessaire en somme. La bâtisse se dressait orgueilleusement au centre d'un parc d'un nombre inimaginable d'hectares.

La grille du parc, située à environ 1.963 mètres des dernières maisons du village (ou des premières, si vous le préférez, cela dépendant de quel côté vous venez), n'était jamais fermée ; par contre, la porte de la villa était bloquée, pour la nuit, et chaque fois que nous sortions, à l'aide d'une serrure énorme et compliquée qui aurait fait se pâmer d'aise M. Capet, seizième du prénom.

Tous ces détails que je viens de vous énumérer avec tant de bienveillance, loin d'être oiseux, sont indispensables à la compréhension intégrale du drame que je vais vous conter, et que vous êtes légitimement impatients de lire.

Par un léger effort mental, reportez-vous, en pensée, au 7 août dernier. C'est la date à laquelle se déroule l'action. Si vous étiez en Normandie à cette époque, vous devez vous rappeler la chaleur effroyable qu'il faisait, dès le matin, ce- jour-là ; si vous ne vous en souvenez plus, croyez-moi sur parole.

J'avais décidé d'aller à la pêche toute la journée. Nanti des ustensiles nécessaires, j'étais parti dès potron-jacquet. Comme je venais lui dire « au revoir », ma femme m'avait dit :

— Nous allons, avec les enfants, déjeuner chez les Papillaud. Tu sais ? dans leur château qui se trouve à 30 kilomètres d'ici. Nous passerons l'après-midi avec eux. Je prendrai la voiture. Ne t'inquiète pas. Nous rentrerons pour dîner.

— Soit, répondis-je en l'embrassant tendrement. J'emporte du pain, du cidre, du saucisson, deux œufs durs et une banane. Je déjeunerai au bord de l'eau. A ce soir !

Je partis, vêtu de toile et chaussé d'espadrilles.

Vers 17 heures, le temps se gâta. De lourds nuages noirs montaient de l'horizon vers le zénith, un vent de plus en plus furieux ridait la surface de l'eau. Comme, de surcroît, je n'avais pris, depuis douze heures de pêche, qu'un goujon squelettique et une chaussette trouée, je pliai bagage et je retournai vers la villa.

Ayant franchi la grille du parc, je me dirigeais d'un pas allègre vers la maison lorsque, fouillant avec frénésie dans toutes mes poches, je m'aperçus que j'avais oublié la clef...

Et la bonne était allée au baptême du neveu de la laitière, avec la permission de l'après-midi !

J'étais frais ! Et l'orage montait. Et le vent soufflait...

Je fis le tour de la villa avec l'espoir de trouver une fenêtre entr'ouverte au rez-de-chaussée. En l'occurrence, j'aurais pu retrouver pendant quelques minutes l'agilité de mes quinze ans et pénétrer chez moi tel un cambrioleur, mais notre dévouée servante n'avait laissé aucune solution de continuité dans les parties basses de l'habitation. Elle avait même poussé le dévouement jusqu'à fermer avec soin les volets de fer !

Le ciel était maintenant tout noir. Un éclair joyeux réunit deux nuages et la voix du tonnerre éclata dans les nues (je fais gracieusement don de cet alexandrin magnifique à un poète qui pourrait éventuellement en avoir besoin).

Naturellement, il s'ensuivit ce que vous devinez tous, vu votre perspicacité bien connue, c'est-à-dire qu'une pluie, que je n'hésite nullement à qualifier de diluvienne, se mit de la partie ! Et rien pour me mettre à l'abri ! Pas la moindre marquise, pas le moindre hangar, pas la plus petite hutte. Il n’y avait que la niche du chien, mais seule ma tête y pouvait pénétrer, ce qui était insuffisant. Stoïque, je me plaçai sous un saule pleureur (oh combien !). Après trois quarts d’heure de station sous ce Salix stillans, j’étais réduit à l'état d'éponge, d’éponge mouillée, s'entend.

L'orage, le vent, la pluie triplèrent de violence.

C'est alors que je pris —pourquoi l'ai-je pris ! — un parti héroïque : avisant un arbre dont une branche frôlait la fenêtre d'une salle de bain du premier étage, j'y grimpai comme je pus, me plaçai à califourchon sur ladite branche et, y rampant comme un boa constrictor, lentement, j'approchai de la baie à y toucher. D'un vigoureux coup de poing, je brisai un carreau, lorsque... crac ! la branche se cassa avec un bruit sec (si l'on peut s'exprimer ainsi par une telle pluie). Je tombai (évidemment), me coupant cruellement au poignet, et je me trouvai étendu sur le sol détrempé, saignant comme un bœuf à l'abattoir, avec mon pantalon déchiré, ma veste en lambeaux, un œil poché, le genou gauche demi, une bosse au front et une entorse au pied droit...

Et personne dans l'immense parc ! Pas un chat. Y aurait-il eu un chat qu'il ne m'eût été, du reste, d'aucune utilité.

Je suis resté trente-cinq minutes a geindre dans la boue pendant que le ciel déversait sur moi son Niagara.

Enfin, j'entendis un bruit de sabots sur le gravier, et une silhouette noire apparut sous un large parapluie. C'était la bonne ! Je l'appelai d'une voix mourante. Elle accourut :

— Hélâ ! mon bon monsieur, qu'é qui vous arrive ?... M'appuyant sur son bras, je parvins à faire, avec beaucoup de difficultés et de douleurs, les quelques pas qui nous séparaient du perron. Je bégayai, à bout de forces :

— Tout ça... c'est parce-que... j'ai oublié... ma clef... Et savez-vous ce que l'excellente bonne m'a répondu ? Non ? Écoutez :

— J'ons ben vu, pardine, que vous l'aviez oubliée, vot'clef. Vous l'avez laissée su’ vot' bureau. Alors, en partant, comme j'ai pensé qu'vous alliez bentôt rev'ni, j'ons point fermé la porte d'entrée... T'nez, y'a qu'à la pousser...

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°647 Janvier 1951 Page 64