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Au Maroc

Les lapins de l'île

Raconte, mon chien...

Tout ce que l'art cynégétique représentait de plus éminent au Maroc ayant décrété, une fois pour toutes, que les lapins de garenne ne vivaient pas au sud de l'Oum Er Rebia, cela suffit pour que Lui et quelques hardis compagnons tentassent l'impossible. Ils décidèrent donc de faire venir des lapins du Nord pour les acclimater dans le Sud.

J'avais suivi les conversations avec un intérêt sans cessa accru ; je connaissais les lapins domestiques : à la terrasse, ils étaient mes voisins, dans leur clapier. Ils m'éveillaient parfois la nuit, avec leurs cris de souris et leurs battements de pattes. Je savais aussi que ce sont des animaux stupides, poltrons, s'affolant toujours, et, lorsque j'en avais poursuivi au hasard, je ne m'étais guère sentie excitée. Pourtant, leur odeur est captivante, ... Et, d'après ce que j'entendais dire, je croyais comprendre que les lapins sauvages étaient beaucoup plus drôles et plus rusés. Quand tout fut prêt pour l'essai en question, je ne perdis pas un mot de leurs discours. J'appris qu'il fallait des papiers, des cachets, des tas de garanties. Bref, un soir, on descendit du car de Casa une caisse à claire-voie que j'avais reniflée à 100 mètres.

Eh bien ! c'était ça, leurs lapins ! ... Tout gris, efflanqués, souillés d'urine, tassés dans les angles de la cage, c'étaient de bien affreuses bêles. J'avais vu des lapins noirs à reflet bleu, des lapins blancs aux yeux rosés, des tachetés aux longues oreilles d'âne. Mais ces horreurs ! ... Partis quarante, ils arrivaient onze vivants. Les autres, aplatis dans le fumier ! Et puants !

II faut tout de même dire que les pauvres animaux en avaient vu de rudes ; capturés en forêt d'Ouezzane, à quelque 800 kilomètres de là, ils avaient dû faire dix heures de camion à travers pistes détrempées et sous la pluie, puis dix heures de car, en plein soleil, sur l'impériale ! Sans compter les arrêts, les pannes et les hoquets du gazogène. Enfin, ils étaient là, et Lui et son vieux camarade, en dépit de tout, se montrèrent optimistes à l'arrivée.

Je l'étais beaucoup moins.

II se chargea des rescapés, les fit porter à la terrasse, près de ma niche, dans de la belle litière sèche, les revigora de carottes.

La nuit, en douceur, j'allai les renifler. Quel fumet ! Ça empeste, ça énerve et ça ravit. Je crois même avoir mordu le grillage de la cage. Mes babines se retroussaient d'elles-mêmes. Le lendemain, ils avaient mangé la litière et les carottes. II les garda trois jours et je pus les observer à loisir : autant les autres lapins étaient calmes, autant ceux-là se révélaient insociables. Toujours blottis au coin de la cage, les uns sur les autres, écrasés ; des bonds à la verticale, quand j'apparaissais. Et, la nuit, quelle sarabande ! Des cris, des batailles et, inlassablement, ce bruit de mâchoires frottées. Le soir, Il leur faisait une montagne de carottes et de son. Le matin, place nette ! … (Non, je veux dire ... un lac.)

Trois, des plus petits, moururent ; on les jeta à la mer. Et ce fut, pour les autres, l'ultime promenade en canot.

Car le projet était le suivant : les acclimater dans l'île, à 1.500 mètres de la côte. Cet îlot est le seul de tout le littoral marocain : un simple rocher, 60 hectares tout juste. Hautes falaises à pic sur une mer souvent dure ; un plateau mamelonné couvert d'herbe, d'épineux, d'asperges. Pas d'habitants à deux pattes. Pas de nuisibles, à part des faucons peu dégourdis. De place en place, des ruines, de vieux canons de bronze, une léproserie, une mosquée croulante. Des citernes avec de l'eau douce. Solitaire, sauvage et jolie, comme le moulin de Daudet. Un coin idéal pour les lapins.

Ce fut Lui qui ouvrit la cage, en pleine broussaille, juste devant la porte de la vieille prison portugaise. Ce fut une opération très solennelle : M. l'Inspecteur des Eaux et Forêts la présidait en personne. Lorsqu'Il souleva le panneau de grillage (II me tenait en laisse de l'autre main), tout ce petit monde n'en revenait pas d'étonnement. Le printemps fleurissait de lotiers dorés, de grands pissenlits sauvages, de minettes étincelantes. J'avais de l'herbe jusqu'aux épaules. Ça sentait bon : les ravenelles piquaient un peu, les bouillons blancs fleuraient le miel. M. l'Inspecteur des Eaux et Forêts, qui n'avait jamais rien inspecté par là, n'en croyait pas ses yeux.

Les lapins non plus. Ils s'avancèrent, chacun d'un petit saut, puis demeurèrent sur leur derrière tout comme s’il n'y avait personne. Puis l'un d'eux se frotta les moustaches, un autre se dressa dans une pose comique d'ourson et examina la nature. Un troisième fit un saut. Un quatrième en fit deux. Puis, soudain, à travers les grandes mauves étoilées de rosé, il n'y eut plus personne, sauf un grand coquin presque roux, qui fit un bond terrible et sauta dans les épineux. Je le vis, trois secondes après, franchir la plus haute crête de l'île en faisant crier les goélands.

Nous fîmes un grand tour de promenade, puis nous revînmes au lieu du lâcher. Tout était redevenu tranquille, je humai quelque fumet fugitif, et j'allai me mettre en quête, lorsqu'un rappel énergique me fit comprendre mon devoir.

Et j'admirai leur sagesse, à Lui, à ses camarades de chasse : durant dix-huit mois, pas un coup de fusil dans l'île. Avec une autre Diane, brave fille, mais se donnant un peu des airs de star, à cause de sa ligne, nous courions les buissons épineux quand nos deux maîtres allaient à la pêche. En fraude, nous allions, le nés à terre, nous piquant aux asperges et découvrant, ravies, la petite goutte qui avait imprégné le sable, les petites crottes aux carrefours des sentes, et parfois émues jusqu'à la frénésie parce qu'un derrière blanc basculait derrière un talus.

Et ce fut enfin la chasse, la vraie …

On n'y va que lorsque l'île est verte, de tous ses plantains, de tous ses trèfles sauvages, et piquetée de marguerites et d'immortelles ; mais comme les buissons se touchent, ou presque, épais, fourrés, hirsutes, c'est une rude tâche que de déloger Jeannot ... Pauvre Jeannot, cependant. Il sent si fort que j'en ai les narines embaumées à 20 mètres. Et il faut bien qu'il sorte ! Mais il nous en fait voir ... J'en lève 15. Il en tire 10. Il en tue 6 ou 7. Ils sont vifs, roublards, sympathiques. Le plus dur, c'est quand ils se tassent dans les touffes impénétrables aux chiens. Je marque l'arrêt, car je suis sûre de moi, mais le lapin se glisse un peu sous les branches, se tapit, se glisse encore, se blottit à nouveau, pendant que mon pauvre maître, qui voudrait avoir des yeux de caméléon, guette partout à la fois, pour ne pas rater la sortie de l'impayable lapin. Et, frtt ! … La petite queue blanche a filé et disparaît sous un autre buisson. Il faut tout recommencer, avec patience, parfois jusqu'au moment où la petite bête, plus vive que moi, plus fine que Lui, pirouette définitivement dans le terrier ... Parfois aussi, après tout un travail d'approche, toute une mimique, et des feintes, et des bourrades, je fais filer un minuscule lapereau, indigne du coup de feu ... (Ceux-là, par exemple, si je les attrape ! ...) Il faut ajouter, pour être exact, qu'on en rencontre qui sont aussi très bêtes. Et je n'y comprends rien ... Ayant à choisir entre la broussaille et le découvert, ils déboulent sur le nu et filent droit comme des capucins. Ou bien ils se glissent le long d'un mur en ruines, sous le dérisoire abri de quelques mauves sèches. Ou encore, dans une fuite éperdue, ils rencontrent deux ou trois terriers, mais passent en trombe devant le petit trou noir qui les sauverait.

On en lève, au flanc des falaises, qui vont de rocher en rocher et qui culbutent dans la mer. On en trouve dans les bastions ruinés et qui se cachent sous les vieux canons. Mais, dans tous les cas, il faut savoir chercher, revenir dix fois sur les mêmes lieux et ne pas s'exciter pour rien. Ils écoutent, observent, se dérobent et dansent en rond au milieu du sentier dès que vous êtes passés ...

C'est une chasse qui demeure difficile, décevante, passionnante. Malgré moi, et mon ardeur, et mon nez, on perd des blessés, qui ont le temps d'aller mourir dans leur trou.

(J'avoue humblement que ma première chasse m'a valu une magnifique volée. Je ne savais pas, moi ... Et je courais, et je courais ... Entre les touffes, par-dessus les touffes, à droite, à gauche, et j'allais percuter dans le terrier. Il me fit des remontrances serrées, d'abord, mais j'avais le diable au corps. Les lapins giclaient sous ma truffe. Leur fumet me hérissait le poil ... Je bondissais, je revenais exténuée, heureuse et prête à recommencer. La patience a des limites, et les taloches qu'il m'administra (et que je n'avais pas volées) me firent comprendre qu'un chien bien éduqué ne poursuit pas les lapins ... Ce jour-là, l'heure du casse-croûte fut celle des pardons et des épanchements réciproques. Et, depuis, je me suis disciplinée, assagie. Ça me chatouille bien encore les pattes quand un lapin me file sous le nez, mais je me raisonne ...)

En tout cas, ce fut une fameuse idée. Et, n'en déplaise à tous les techniciens de la cynégétique, les lapins poussent bien dans le Sud marocain. La preuve, c'est que les 8 pensionnaires de l'Île sont de solides gaillards. Les carnets de chasse en font foi : 600 victimes durant la première saison ...

Dans ma vieillesse de chien, je regretterai toujours celui qu'il a tiré trois fois sans l'atteindre, tellement le champ est court : un grand diable de rouquin qui loge au pied du minaret, et qui, à chaque coup de feu, pirouette, sain et sauf, dans la falaise. Il finira bien par le rapporter un jour, mais je ne serai pas le témoin de sa victoire. Je l'ai dit : je suis une très vieille chienne ; mes pauvres pattes me font mal ; mes mamelles gonflées me brûlent. Et je ne verrai jamais, jamais plus l'Île aux Lapins.

DIANE.

F. C. C. : Maurice CONTANT.

Le Chasseur Français N°648 Février 1951 Page 69