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Le Mas du Bosc

Si, venant de Nîmes, vous vous dirigez, par la route, vers Arles, porte de la Camargue, vous traverserez Bellegarde, localité de vignerons ; puis, sortant du village, longerez, à votre droite, l'immense platitude des vignes coupées par quelques longues files de peupliers et où s’enchâssent, par-ci par-là, quelques champs dans l'épaisse toison verte des vignobles. A votre gauche, une ligne de coteaux qu'escaladent des olivettes aux reflets d'argent et que couvrent surtout d'épais bois de chênes verts, domaine des lapins et des bécasses ; des perdreaux aussi, qui n'hésitent pas à quitter les vignes pour l'abri sûr et souvent impénétrable des fourrés. A l'horizon, se profile la pâle silhouette mauve du Ventoux, coiffé de neige l'hiver.

A une demi-lieue de la localité, une pancarte, à l'angle de la route et d'un chemin de service, vous indiquera : « Mas du Bosc. Chasse gardée ». Et une allée de platanes, à deux portées de fusil de là, vous conduira à la ferme, au « mas » suivant l'expression gardoise. Vous serez accueilli, parmi quelques canards barbotant à qui mieux mieux et la troupe habituelle des volailles, par le « pelot », nom donné au fermier, dont le langage, horrible mélange d'italien, de patois et de français, vous sera aussi inintelligible qu'un dialecte papou ou thibétain. Et, tandis que vous vous efforcerez de comprendre l'espèce d'espéranto de votre interlocuteur, à la démarche lourde et dandinante, vous serez épié, par la porte entr'ouverte, par les beaux yeux allongés d'Armandine, belle créature au sourire avenant, au teint de pêche et à la chevelure noire et lisse comme aile de corbeau.

Un bouquet de grands pins, courbés dès leur naissance par les coups de vent, chante doucement au-dessus d'une claire fontaine à l'eau fraîche. Des volées de pigeons passent en trombe, virent sur l'aile, se posent sur te toit ou dans l'épaisse frondaison des platanes. Combien sont-ils ? Bien fin qui le pourrait dire, pelot y compris ; un grand nombre doivent mourir de vieillesse et ne feraient, certes, qu'un piètre salmis.

Un grand portail donne accès dans la cour intérieure entourée de grands bâtiments : habitation, granges, hangars et autres dépendances ; rendez-vous de chasse aussi, aménagé par l'équipe de nemrods qui, chaque dimanche, se retrouvent là, dans la paix des bois et des vignes, et la chaude atmosphère d'une cordialité exemplaire. Une société d'une douzaine de chasseurs, bons vivants, francs comme l'or, d'où est bannie toute contrainte, tout égoïsme, dans un milieu pourtant combien varié. Car s'y rencontrent les représentants de toutes les conditions et professions, avec le vigneron, le boulanger, le docteur, le marchand d'olives, l'entrepreneur, le cafetier, le serrurier, le notaire et un trio d'agents du fisc, dont M. le Directeur, s'il vous plaît, d'un tact et d'une simplicité qui n'ont d'égales que l'ardeur et l'endurance toutes juvéniles de son infatigable président de chasse. Les invités y sont reçus avec le sourire et la main largement ouverte. Un peu de malice, aussi, quelquefois ; pour rire un peu, pas vrai ? L'entrepreneur est l'organisateur de ces farces anodines, parmi lesquelles le verre baveur, dont l'invité s'arrose, sans savoir pourquoi, chaque fois qu'il le porte à ses lèvres, ou la bouteille dont le fond, savamment percé d'un trou minuscule et remplie de liquide jusqu'à toucher le bouchon, laisse, par suite de la pression de l'air, s'écouler son contenu des qu'elle est débouchée. J'étais présent la première fois que le « truc » de la bouteille fut mis en action. Depuis un moment, le farceur s'était éclipsé de table, vers la fin du repas ; il revint, porteur d'un flacon rempli d'un clair liquide et, s'approchant d'un convive : « Toi qui t'y connais, qu'est-ce donc : du marc ou du trois-six de vin ? » L'autre, sans méfiance, enleva le bouchon et approcha son nez du goulot, reniflant longuement un liquide qui n'était autre que de l'eau de la fontaine dont il s'arrosa copieusement les genoux pendant une minute ou deux. Ce qui ne l'empêcha pas, ensuite, d'entonner, d'une voix qui faisait trembler le massacre de cerf planté au-dessus du buffet et avec de larges restes de tribun, un de ces Je suis le maître à bord, où il était peut-être un peu difficile de reconnaître l'air de la chanson. Mais allez donc chanter sans musique !

Quant aux repas, ils y sont des plus plantureux et copieusement arrosés, comme il se doit, de ce vin blanc de Bellegarde qui vous coupe les jambes comme un coup de trique. On sert avec la bonbonne, et le boulanger, qui remplit a l'accoutumée les fonctions de grand échanson, vous fait, vous pouvez m'en croire, bonne mesure. A vous alors de faire attention et de ne pas vider trop souvent votre verre, qui serait rempli illico.

Quant à la chasse, bois et vignes y recèlent lapins et perdreaux rouges, dont le tableau est, le soir, étalé sur la longue table. Ils sont modestes, à présent, ces étalages de gibier, mais il y en a tout de même assez pour éviter, en général, la bredouille. Ce n'est plus le temps où, paraît-il, l'amoncellement des lapins recouvrait entièrement: la table du rendez-vous. Comme partout, le gibier diminue.

Parfois quelque capucin vient corser le tableau. Pas souvent, certes, car le lièvre est plutôt rare dans la région. Chaque année, pourtant, quelqu'un se fait occire et, alors, c'est, ce jour-là, le triomphe pour l'heureux mortel auteur de l'exploit. J'ai assisté, cette année, à titre d'invité, à l'un de ces triomphes d'un membre de l'équipe des lapiniers ; car il y a deux équipes : d'une part, les fervents de la chasse au perdreau ; de l’autre, les lapiniers qui renoncent à la poursuite fatigante des beaux oiseaux aux pattes rouges. On attendait donc, ce jour-là, les lapiniers pour se mettre à table quand de grands cris nous les annoncèrent ; et l'on vit arriver, précédée de toute la meute hétéroclite des chiens de tout acabit, l'équipe, essoufflée, rouge d'émotion, suivie du pelot portant, pendu au bout d'une perche, le capucin sanglant. Avec la gravité d'un évêque à la procession, il fit lentement, sans un mot, le tour de la table, son trophée sur l'épaule, devant la compagnie au garde-à-vous. Et le Paul, qui avait fait le coup, se tenait raide, un large sourire barrant sa bonne face, la casquette à la main, comme un piqueux au moment des honneurs du pied. Il ne manquait qu'une sonnerie de cors. Elle fut dignement remplacée par une débauche de pastis, je ne vous dis que ça. Le lièvre fut mangé, en compagnie, sur place, le jeudi suivant ; car il est de règle, c'est inscrit dans les statuts affichés au mur à côté du tableau de chasse, que tout lièvre tué sur la chasse doit y être mangé. Nouvelle occasion d'une nouvelle nouba.

Un de ces derniers jours, au cours d'un furetage, le pelot, qui n'est pas chasseur mais remplit volontiers les fonctions de fureteur, attendait à la sortie d'un terrier où il avait mis son furet. D'un bond, un lapin se précipita dans la bourse ; l'homme s'en saisit, mais le lâcha aussitôt, horrifié, croyant avoir attrapé le diable en personne : c'était un énorme lapin noir ... Le boulanger, heureusement, l’homme-sanglier qui fonce en plein taillis à la suite des chiens qu'il excite de la voix, était là et, se jetant sur la bête, lui fit, c'est le cas de le dire, le coup du lapin. Mais l'autre en était encore blanc de frayeur ... Ce fut là un sujet d'histoire, de rires et de grands coups de paumes sur les cuisses, lorsque, vers la fin du repas, la clairette eut commencé à faire son œuvre.

Voilà comment ils sont à Bellegarde. Et si, quelque jour, vous êtes invité au mas du Bosc, n'hésitez pas. Acceptez sans arrière-pensée et sans crainte. Vous y ferez un bon repas, y ferez connaissance avec de joyeux et francs compagnons qui vous accueilleront le cœur sur la main, tirerez lapins et perdreaux et passerez une journée dont le charme restera gravé en votre mémoire.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°648 Février 1951 Page 70