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Chasse en Éthiopie

Sur l'Aouache, une nuit...

Dans l'Est éthiopien, se trouve un excellent terrain de chasse, au bas des pentes du mont Afdem, à 450 kilomètres environ de Djibouti. Là, j'avais réussi à abattre un superbe koudou, cette antilope de forte taille qui est un des plus beaux gibiers qu'on puisse rencontrer. Entre l’Afdem et le fleuve Aouache, il y a une distance de 110 kilomètres, que nous franchîmes en trois étapes, tout en continuant des recherches géologiques et en prenant des relevés topographiques. A une dizaine de lieues, sur notre droite, du grand désert dankali, on traversait des régions reposantes grâce à la fraîcheur du sous-sol et au feuillage des arbres. L'herbe y était drue sur la terre noire, comme au voisinage des lagas Mehesso et Arba, ce dernier laga dit rivière des Éléphants. Chemin faisant, je pouvais chasser. Les bandes de pintades étaient toujours aussi nombreuses, et on levait, de temps en temps, une troupe de gazelles qui détalaient à toute vitesse. Je tuais, au petit plomb, pour ne pas les abîmer et pour les conserver, ces oiseaux aux jolies couleurs qu'on appelle le geai et le sansonnet abyssins, le merle métallique, la veuve. Un toubib colonial m'avait indiqué un moyen de conservation très simple et très rapide. Sur l’oiseau tué, je pratiquais, avec une petite seringue de la trousse contre les morsures de serpents, des injections de formol, une dans la tête, deux dans la poitrine, à gauche et à droite, et la dernière dans l'abdomen. La quantité à déterminer d'après la grosseur de l'oiseau. Le corps prenait, en peu de temps, la dureté du bois, et la putréfaction était complètement évitée. C'est avec le fusil que j'alimentais la caravane. Mon facétieux boy, Matane, qui commandait la domesticité, composée de trois autres Somalis comme lui, ordonnait les repas et annonçait gravement ce qui y en avait à bouffer, citte midi, ou citte soir. Pour lui, le sexe, c'était un monsieur ou une madame : un monsieur digag, pour un mâle francolin ; une madame erneb, pour une femelle de lièvre. Une fois que j'avais tué une hase pleine, il s'empressa, après le dépouillement, de me dire que la madame y en avait pitites gosses fî kirch, c'est-à-dire dans le ventre. J'étais bien renseigné, et de façon humoristique.

Lors de la troisième étape après le mont Afdem, nous fûmes en vue de l'Aouache que l'on atteignit à l'endroit le plus encaissé. Le fleuve possède un cours permanent. Il ne connaît point d'assèchement. Il peut avoir un développement d'environ 400 kilomètres et offre cette particularité que, s'il a une source, il ne comporte point d’embouchure. Les eaux sont absorbées par les sables surchauffés, au nord, dans les terres peu connues et d'ailleurs hostiles de l'Haoussa, occupées par de farouches et sanguinaires tribus. Du laga Arba à l’Aouache, le terrain est en dénivellation régulière et continue ; la végétation, plus clairsemée. Les eaux ne peuvent s'étaler. Assez loin, vers l'aval, les berges s'abaissent et le fleuve s'étale, donnant naissance à la verdure et aux arbres touffus. Nous établîmes notre camp en arrière de l’Aouache et sur les premières hauteurs qui conduisent aux monts Tchercher, que j'avais projeté de parcourir pendant une semaine. Dans le bas, la piste du désert venant du fond du golfe de Tadjourah et allant en direction d'Addis-Abéba, la Fleur Nouvelle, capitale du négus Ménélik depuis qu'il s'était proclamé empereur, se rapprochait des monts. Sur cette piste avaient peiné, pendant des mois, les premiers Français qui, aux temps héroïques, avaient cherché à nouer des relations commerciales avec l'Abyssinie proprement dite. Plusieurs avaient payé l'entreprise de leur vie. Et en contemplant, le soir, l'horizon nord, j'admirais ces pionniers et leur foi ardente qui leur faisait parcourir des régions très dangereuses, aux confins des parcours suivis par les Danakils et les Karayous, qui, à certaines époques, à propos des pâturages, se livraient des combats acharnés et féroces, le vaincu, même blessé, étant impitoyablement égorgé et mutilé d'atroce façon. C'est par cette piste du désert qu'Arthur Rimbaud, héros de légende et véritablement type hors série, l'Homme aux semelles de vent, comme l'appelait Verlaine, avait inauguré ses entreprises commerciales. Celui qui, dans le domaine poétique, avait fait preuve d'une étonnante précocité et avait fait passer un frisson nouveau, s'était, du jour au lendemain, dédaigneusement séparé de sa muse et était devenu un broussard que ne rebutaient ni fatigue ni crainte. II lui avait fallu une énergie peu commune pour effectuer des randonnées pleines de périls au cours des années 1880 à 1890.

Sur notre camp, la nuit était descendue, l'incomparable nuit des tropiques, dont on évoque la douceur, le charme et le grand silence, plus tard, lorsqu'on a regagné le septentrion avec ses bourrasques neigeuses et ses brumes froides. Longtemps, nous avions regardé, sans dire mot, les lointains s'estomper. Ce n'étaient point les ténèbres, mais seulement l'absence de la lumière solaire, car on voyait, dans l'air légèrement vaporeux, au-dessus du fleuve, se détacher des sommets de montagnes et des masses noires qui étaient des forêts. Et nous nous étions couchés, sous la toile de tente, confortablement allongés sur le lit de camp. Les armes étaient appuyées aux cantines, à portée de la main. Le photophore, cette lampe à globe de verre dans laquelle brûle une bougie, nous donnait un éclairage suffisant. Pour ma part, je relisais un vieux livre édité au milieu du siècle dernier, l’Histoire de Théodoros, un fou couronné d'Abyssinie, dont une des distractions était de fusiller lui-même, en invoquant la « Très Sainte-Trinité », les ennemis de marque qu'il avait faits prisonniers et condamnés à mort. A proximité de la tente, chevaux et mulets, au piquet, sous la garde d'une sentinelle, s'ébrouaient par moments. Tout: à coup, un rugissement prolongé traversa l'air et roula comme un tonnerre sur la plaine jusqu'aux premiers contreforts du Tchercher. J'avais compris. Le roi de ces solitudes commençait sa chasse. Doucement, j’avais saisi la Winchester et me glissais hors de la guitoune. La sentinelle était debout, son fusil Gras à la main. C'était Damassié, l'Abyssin, le plus hardi de mes coureurs de brousse. « Embassa ! » me dit-il dans un souffle. Et il tendit le bras dans la direction du fleuve. Hé oui ! c'était lui, la terreur des pauvres bêtes, antilopes, zèbres, phacochères, qui vont à l'aiguade pour étancher leur soif, c'était lui, le Lion. Tous nos hommes s'étaient levés. Ils avaient resserré les liens de nos animaux de selle et de bât qui, pressentant instinctivement le danger grave, demeuraient immobiles mais tremblants. Un couple, lion et lionne, était en action sur les rives de l'Aouache en remontant vers le sud, à 500 mètres à peu près de notre campement. Les carnassiers pouvaient venir vers nous, vers la proie tentante constituée par nos chevaux et nos mulets protégés seulement par une petite zériba d'épines hâtivement rassemblées. Le silence s'était rétabli. Le couple flairait une proie et avançait plus lentement, attendant, sans doute, le moment favorable pour bondir. De notre côté, après avoir songé à rallumer les feux, nous avions décidé de ne pas faire de lumière et de demeurer sur le qui-vive tout en sondant la demi-obscurité de nos yeux attentifs, l'oreille au guet et le doigt sur la gâchette. Les minutes s'écoulèrent, très longues. Ce ne fut qu'au bout d'une demi heure que nous entendîmes comme un grognement lointain, très lointain. Sans aucun doute, les fauves avaient manqué une attaque et manifestaient ainsi leur dépit. Ils devaient augmenter encore la distance qui nous séparait d'eux. Nous maintînmes une bonne garde, puis nous décidâmes d'aller nous recoucher. Mais il était dit qu'il y aurait encore une alerte d'un genre à peu près semblable. Une heure avant l'aube, un coup de feu claqua à quelques mètres. Cette fois, l'assaillant, une hyène de belle taille, s'était approchée trop près de Damassié, le vigilant, qui lui avait ôté pour toujours l'idée de faire une curée d'un mulet ou d'un cheval.

Le lendemain, nous repartions pour faire l'ascension du Tchercher, où nous devions passer une semaine en exploration et en chasses nouvelles, et, dans certaines parties sablonneuses, nous relevions les traces des deux fauves que, tout de même, nous aurions bien voulu saluer d'une volée de balles. Un mois plus tard, le mâle du couple fut surpris et tué, alors qu'il faisait sa sieste dans un épais fourré, par un chasseur ami venu de Djibouti, accompagné seulement de deux Somalis, et que dirigeait un pauvre Galla dont le bœuf de labour lui avait, ainsi qu'à sa lionne, procuré de copieux repas.

S. COLAS-DEVELLENNE.

Le Chasseur Français N°648 Février 1951 Page 74